« Nous ne sommes pas nous-mêmes / quand la nature accablée force l’esprit / à souffrir avec le corps ». En plaçant cette citation du Roi Lear à l’entrée de son roman-cathédrale (785 pages d’une belle densité tragique), Matthew Thomas, 40 ans cette année, semble vouloir faire écho, en mode délibérément mineur, au « conte plein de bruit et de fureur » évoqué il y a 86 ans par Faulkner. Le monde comme volonté et représentation, si l’on veut, mais à l’américaine, avec d’un côté le moi inaliénable, l’âme comme instrument de lutte et, de l’autre, le chaos ravagé de la vie. Il n’étonnera personne de savoir que le nom de famille de l’héroïne est Tumulty… De sa jeunesse difficile dans le Queens, Eileen, le personnage principal, tire son ambition : dépasser la morne condition que le destin semble avoir prévue pour elle. Nous ne sommes plus nous-mêmes est l’histoire de sa résistible ascension, une success story très relative et presque minimaliste, enténébrée par la maladie précoce de son époux, qui s’étend en tache d’huile sur toute la seconde moitié du livre. Acheté une fortune par l’éditeur américain Simon & Schuster, ce premier roman est l’un de ces monuments auto-référencés dont l’Amérique semble accoucher à intervalles réguliers. C’est surtout un livre profondément honnête, qui évite les écueils du pathos avec une grâce souvent déchirante. Rencontre avec Matthew Thomas, apprenti-sorcier d’une gentillesse et d’une humilité insignes, à Paris, au lendemain de la marche pour Charlie.

Chro : On sait que votre père est mort de la maladie d’Alzheimer. Avez-vous tout de suite décidé d’écrire sur ce sujet, ou est-ce venu plus tard ?

Matthew Thomas : Evidemment, c’était là dès le début. Mais dans un premier temps, comment dire ? J’ai résisté. Je ne pensais pas qu’il était nécessaire d’aborder ce sujet. Et il n’était pas question d’en parler « juste » pour en parler. Si j’en parlais, je voulais que ça apparaisse comme absolument nécessaire. Et je voulais qu’on s’en rende compte à la lecture. Le sujet initial, ce n’était pas la maladie d’Alzheimer, ça ne l’est toujours pas, d’ailleurs.

Quel est-il ?

Nous ne sommes pas nous-mêmes est un roman qui prend pour cadre la seconde moitié du XXe siècle. Une époque où les femmes veulent plus de pouvoir – la redistribution est en cours. Le personnage d’Eileen m’intéressait au plus haut point. Elle est issue de l’immigration, elle hume le parfum du succès, qui ne lui semble pas inaccessible. C’est l’histoire américaine par excellence, et qui d’autre qu’elle pour incarner tout ça ? Par la suite, j’ai songé aussi au fait que la maladie d’Alzheimer représentait un élément dramatique parfait, parce qu’incontrôlable. Alzheimer, c’est la perte du contrôle – pour soi et pour les autres. Eileen entend maîtriser le chaos, elle s’y emploie de toutes ses forces. Sa mère aussi avait des rêves et, à la moitié du roman, Eileen a déjà fait bien mieux qu’elle. Dès le départ, pourtant, ses attentes sont grandes. Elle veut le confort, elle veut la sécurité, elle veut une belle maison. C’est une façon pour elle d’externaliser ses peurs. Ce combat à ses yeux a quelque chose d’apaisant, de rassurant. Mais voici que la maladie surgit, qui barre la route à ses désirs. N’empêche : elle a vécu, déjà. Avec un homme étrange, mais « d’une bonne façon. » Ces deux-là, d’ailleurs, ont une idée bien différente du rêve américain. D’une certaine manière, lui a déjà mené sa barque à bon port avant de tomber malade.

Alzheimer représente un élément dramatique parfait, parce qu’incontrôlable. Alzheimer, c’est la perte du contrôle – pour soi et pour les autres.

Vous dites parfois en interview que le personnage principal devait être Ed, et que c’est devenu Eileen. Comment est-ce arrivé ?

Dans la première version du livre, en effet, c’était Ed qui devait tenir les rênes. Mais le fait est que le malheureux devient inerte à la fin de sa vie. Il est figé dans une sorte de stase, personne ne peut savoir ce qui se passe vraiment dans ces moments-là. Un processus difficilement compatible avec une dramatisation de l’action, dans la mesure où la stase en question concerne aussi les processus psychologiques… En fait, je me suis servi de la maladie comme d’un cheval de Troie pour introduire les concepts dont je parlais à l’instant.

Raconter une vie, de son presque début à sa presque fin, est-ce une façon de rappeler que chacun est le héros de sa propre vie ?

Les héros sont des figures symboliques importantes. Des études ont cependant montré que ce ne sont pas uniquement les gens connus qui font l’Histoire, loin s’en faut. La réalité d’une époque, ce sont les gens ordinaires qui l’incarnent et la reflètent. Les personnalités dites « hors du commun » n’ont pas grand-chose à voir avec la vraie vie, ils ne la connaissent pas. Le Président des Etats-Unis ne retire jamais d’argent à un distributeur automatique. Ça en dit long sur son rapport au réel, non ? Vous remarquerez, par exemple, que je ne parle pas de l’assassinat de JFK dans le roman ; mon livre n’est pas un livre sur les grands moments de l’Histoire, sur l’Amérique officielle. Si j’ai fait correctement mon travail, il n’est pas nécessaire de préciser ce que mes personnages pensent ou ressentent à ce moment-là. On doit le deviner.

Le Président des Etats-Unis ne retire jamais d’argent à un distributeur automatique. Ça en dit long sur son rapport au réel, non ?

Vous évoquez souvent l’influence d’Alice McDermott sur votre travail, et vous dites que vous avez appris beaucoup d’elle, votre professeur. Quelle a été son conseil le plus important ?

Alice McDermott m’a parlé des dialogues. Comment les améliorer. Elle m’a dit : « Laissez le personnage ne rien dire jusqu’à ce qu’il ne puisse rien faire d’autre que parler. » Eliminer le bavardage inutile est une nécessité. Si on arrive à faire ça, ce qui reste devient violemment nécessaire. Par ailleurs, on répète souvent aux écrivains débutants qu’il faut montrer, ne pas dire. Bien sûr, c’est une recommandation pertinente. D’un autre côté, apprendre à dire de façon juste permet d’éliminer pas mal de bruit blanc. Et ça reste le meilleur moyen de communiquer des informations que les personnages ne peuvent pas fournir par eux-mêmes.

Alice McDermott m’a dit : « Laissez le personnage ne rien dire jusqu’à ce qu’il ne puisse rien faire d’autre que parler. » Eliminer le bavardage inutile est une nécessité.

Peut-on parler de vos influences ? De vos auteurs préférés ?

(Il rit). Ah, j’en ai toute une liste, si vous voulez. Dostoïevski, Tolstoï, Joyce, Steinbeck, McCarthy, Proulx, McDermott bien sûr, Nabokov, Flaubert…

C’est drôle que vous parliez de Flaubert. J’ai souvent pensé à lui à la lecture de votre livre. Ce sens du drame intime…  

Oui : l’idée était d’éviter toute tentation mélodramatique. Je voulais simplement dire le quotidien, prendre ce risque-là. C’est une question d’énergie, de tensions psychologiques, de richesse relationnelle, d’attention aux détails. Et pas forcément d’évènements ou de péripéties.

J’ai pensé à Olive Kitteridge, aussi. Le côté « une vie »… 

Oui. La façon dont nous dépendons les uns des autres, dont notre vie influe sur celle de nos semblables, parfois à notre insu, c’est assurément un thème du livre. En écrivant certains passages sur Eileen, je me disais : « Peut-être est-elle en train de former quelqu’un qui, plus tard, prendra soin de son époux. Et elle ne le saura jamais ».

Un mot sur votre héritage irlandais… Son importance dans le roman est prégnante, non ?

C’est surtout un matériau que je connais bien : c’est plus facile pour moi. Les Irlandais sont des gens intéressants. Quand ils sont arrivés en Amérique, ils ont essayant de s’intégrer, de se fondre dans la masse, littéralement. Il y a sept millions d’Irlandais aux Etats-Unis mais il reste difficile de parler d’identité. La relation de ces gens au passé est complexe. D’un côté, ils essaient de s’en détourner, de l’autre, ils lui rendent constamment hommage : la St Patrick, le football, les pubs…

Vous avez mis dix ans à écrire ce livre. On présume que vous avez connu de longues périodes d’arrêt, de doutes. La structure ou la nature du roman ont-elles fait l’objet de changements au fil du temps ?

J’ai connu des périodes de ténèbres, en vérité. Parfois, un vrai sentiment de terreur m’envahissait. A vrai dire, je n’étais pas sûr de qui sortirait de ce livre. Je voulais juste l’écrire, mais sans aucune garantie, je ne savais même pas si j’arriverais au bout. Le problème, c’est que j’avais parié une partie de ma vie là-dessus. J’enseignais en même temps, près de 100h de travail hebdomadaire, et c’était éreintant d’essayer de concilier ces deux activités. Quand j’ai écrit le dernier mot, j’ai juste été content d’en avoir fini. Sans rire, ces deux dernières années ont été les plus dures de mon existence. Ma femme avait foi en moi, et heureusement. Elle savait que je devais en venir à bout, quoi qu’il en advienne par la suite. C’est elle qui m’a permis d’y arriver.

C’est fou, le temps qu’on peut consacrer à écrire un livre, non ? Ce temps qu’on ne consacrera jamais à vivre…

(Il sourit.) J’y pense sans arrêt. Le temps que je n’ai pas passé avec mes enfants, par exemple. C’est quelque chose qui ne se rattrape jamais – le temps le plus précieux du monde. La malédiction de l’écrivain.

Le temps qu’on passe à l’écriture est quelque chose qui ne se rattrape jamais – le temps le plus précieux du monde. La malédiction de l’écrivain.

Votre roman est aussi un livre sur la ville, sur New York, mais pas le New York le plus connu.

Oui : j’ai choisi Queens. Un endroit fascinant. Moins connu que Manhattan ou Brooklyn, bien sûr. Queens est un peu le dortoir des New-yorkais. Pour un écrivain, c’est absolument parfait. On y vit une sorte de routine ordinaire, hors de l’agitation de Manhattan, de tout ce bouillonnement, de cette concentration de culture. C’est un lieu dont on parle si peu… Je voulais lui rendre sa noblesse, sa grandeur. En faire un matériau vivant. 

Queens est un peu le dortoir des New-yorkais. Pour un écrivain, c’est absolument parfait.

J’ai aussi pensé au Chardonneret de Donna Tartt, autre gros livre et chant d’amour à la ville, mais qui présente volontairement New York sous un jour très glamour, romantique… 

Oui, c’est un livre très différent du mien. Mais c’est ainsi. Un roman est porteur de sa vérité propre. Bien sûr, j’aurais pu faire d’autres choix. Prendre une autre direction, permettre à Eileen de vivre ailleurs. Peut-être que ça aurait rendu le roman plus attrayant. Mais ça n’aurait plus été mon roman. Toujours, je devais taire mes envies, les rendre muettes.

On connaît l’histoire de la publication de votre roman, avec l’avance faramineuse que vous a consentie votre éditeur, les traductions partout dans le monde… Où en êtes-vous aujourd’hui ? Des adaptations cinématographiques en vue ?

Le livre a été vendu dans 14 pays à ce jour. Et Hollywood a posé une option par l’intermédiaire de Scott Rudin, un producteur fantastique. Mais je ne ferai pas partie de cette aventure-là. Je suis un grand cinéphile. Je veux découvrir ça de l’intérieur. Le succès de Nous ne sommes pas-nous-mêmes est avant tout synonyme de liberté pour moi. Je peux écrire un autre livre !

Je suppose que des lecteurs vous écrivent, souvent. Est-ce que certains vous ont dit que votre livre les a aidés ?

Ça arrive, oui. C’est un peu pédant de dire ça mais, franchement, la meilleure chose que vous pouvez souhaiter, c’est que votre livre aide les gens. Evidemment, vous n’écrivez jamais dans ce but, vous ne donnez jamais de conseils – construire un roman ainsi reviendrait à courir à la catastrophe. Mais tout de même : quand vous obtenez ce type de réaction, vous vous sentez privilégié. Rappeler aux gens qu’ils vont mourir est une expérience dérangeante. Ça n’a rien d’abstrait, de sentimental. Vous écrivez, et on vous raconte en retour des histoires de maladie et de mort ; ça résonne en vous, naturellement, parce que vous allez mourir vous aussi, comme tout le monde. Ça vous rend humble.

On ne peut pas terminer sans un mot sur Paris. Qu’est-ce que ça vous fait d’être ici aujourd’hui, à la lumière des évènements récents ?

Récemment, on m’a demandé de signer une pétition du Pen Club, et j’avoue que j’ai hésité à le faire, par crainte d’être pris pour cible. Mon nom est un peu connu, maintenant, et je dois prendre cette réalité en considération. Mais j’ai fini par me dire que je n’étais pas si exposé que ça. Les temps ont changé, je ne suis pas Ossip Mandelstam ! Qui voudrait s’en prendre à moi ? En outre, ce serait jouer le jeu des terroristes que de s’abstenir. Donc, j’ai signé. Je ne l’ai pas vu comme un acte valorisant. C’est surtout que ne pas le faire aurait été honteux. Il fallait que je le fasse. Pas pour me sentir bien, mais pour être dans le vrai.

Nous ne sommes pas nous-mêmes de Matthew Thomas (traduit de l’anglais par Sarah Tardy, Belfond)