Invraisemblable, le scénario de L’Interview qui tue l’est moins que les circonstances qui ont entouré sa sortie. Victime d’une cyber-attaque supposément menée par le groupe nord-coréen des « Gardiens de la Paix », Sony avait d’abord décidé de garder le film dans les cartons. En choeur, Barack Obama et George Clooney s’étaient alors élevés pour défendre la liberté d’expression. Finalement distribué dans quelques salles américaines le jour de Noël, le second long-métrage du duo Seth Rogen-Evan Goldberg connaissait un triomphe de circonstance en V.O.D. et téléchargement illégal. Le vénérable New Yorker publiait au même moment un article de Barbara Demick, spécialiste de la Corée du Nord, prouvant point par point que le film était fidèle à l’image que l’on pouvait avoir de ce pays et de son jeune dictateur, Kim Jong-un. De fait, la question est bien celle-là : quel rapport avoir avec un pays dont les seules images qui nous parviennent sont oeuvres de propagande ? C’était le sujet du récent moyen-métrage de Marie Voignier, Tourisme international, dont les stratégies formelles visaient, dans un parcours touristique ultra-fléché, à créer l’écart suffisant pour se constituer un regard – moins d’ailleurs sur le pays lui-même, inaccessible, que sur ses représentations (Voir le compte-rendu du FID 2014). De ce point de vue, l’ambition de L’Interview est peut-être plus grande encore – c’est-à-dire plus naïve. Il s’agit à la fois d’exposer la séduction de la dictature et la vérité du dictateur. Montrer l’illusion, et la réalité qu’elle recouvre. Mais cette réalité n’est jamais que celle du dictateur lui-même, non comme homme politique mais comme corps et sujet – il est un être humain (qui fait pipi et caca), et un fils écrasé par la figure paternelle (pas évident d’être « enfant de »).

Présentateur vedette d’un talk-show racoleur, Dave Skylark (James Franco) s’avère être l’idole de Kim Jong-un. Pour redorer le blason de journaliste de son fidèle associé Aaron Rappaport (Seth Rogen), il lui propose de mener un entretien « sérieux » avec le dictateur. A cet intérêt strictement personnel (« dis-moi que tu ne me quitteras jamais si on fait cet entretien ») s’en ajoute bien vite un autre, géopolitique, qui le masque sans pour autant l’annuler : la C.I.A. voit dans cette rencontre l’occasion d’éliminer un dirigeant nord-coréen de plus en plus menaçant, et de venir en aide à un (fort mystérieux) groupe de dissidents. La question de l’amitié masculine n’est pas évacuée, mais entrelacée à la satire politique, lui donnant sa dynamique et sa limite. Si Skylark se décide à détruire symboliquement, lors de la fameuse interview, puis physiquement le vilain Kim, avec qui il aura joué au basket, fait une promenade en char soviétique et partouzé, c’est parce que celui-ci lui a menti. Lorsqu’il découvre que le supermarché présenté comme le signe de l’abondance n’est qu’un simulacre, sa colère est suscitée par la trahison de son amitié, non par la difficulté des conditions de vie du peuple que cela dénote. Il serait possible de mettre cela au seul compte du personnage, aussi enthousiaste qu’inconséquent. Il semble néanmoins que la séduction de ce régime d’inspiration stalinienne ne repose plus sur la démonstration de la viabilité d’un modèle alternatif, mais sur une manière de perfectionnement du modèle américain – comme en témoignaient les éloges faites par l’ancien basketteur Dennis Rodman, fort heureux du temps passé sur l’île privée du dictateur., et qui ont visiblement inspiré les scénaristes. C’est donc d’abord d’une forme de bêtise américaine qui n’est jamais loin de l’impérialisme dont le film se moque, avec une certaine efficacité. Mais à se contenter d’envisager la dictature sous le seul angle de la personne qui l’incarne, sans jamais considérer qu’il s’agit d’une structure de terreur, d’un vrai système politique, L’Interview échoue fatalement à figurer le peuple et son émancipation. Scène hallucinante, où celui-ci se manifeste par un montage de plans de téléspectateurs regardant en direct l’entretien, exactement sur le même mode que les Américains. Cette absurdité (pratique et théorique) repose sur une croyance : il suffit d’entendre la vérité (Kim Jung-un est un affreux dictateur avec un trou de balle, et non un dieu tout-puissant) pour faire la révolution. Il suffit de briser le voile de l’illusion pour qu’une masse se lève. Peuple toujours ignorant, troupeau attendant qu’un bon berger (la télévision, pourquoi pas…) le mène enfin sur la voie de la justice. La plus grande faillite du film se situe pourtant ailleurs, dans son incapacité à détruire le dictateur par le rire. Au moment de la confrontation, il lui faut passer dans le régime de la violence et du gore (arrachage de doigts, explosion au ralenti, défiguration, etc.), comme un aveu d’impuissance comique.

Reste à savoir où en sont les copains. Le précédent long-métrage de Golberg et Rogen, This is the end, soumettait l’homosocialité à un régime figuratif délirant, où il s’agissait rien moins que d’émasculer le diable pour se retrouver à danser au paradis au son d’un boy’s band. Ce qui risquait de mettre en péril le petit groupe de survivants réunis dans la maison de « James Franco » (acteur et personnage) était évidemment le désir. Le principe ici n’est pas très éloigné : il s’agit pour les personnages de ré-affirmer une amitié ancienne à travers l’épreuve d’une fausse amitié, comme auparavant il s’agissait de surmonter un « défaut » d’amitié (la tentation homosexuelle). On peut ainsi parler d’une comédie de la ré-union amicale, plutôt que d’un simple « buddy movie » où les contraires s’attirent au fur et à mesure des épreuves. Au sens où l’entendait Stanley Cavell à propos du remariage, le scénario est bien celui d’une reprise de l’amitié à sa source, d’une ré-affirmation des liens distendus, d’une re-connaissance de l’autre. De manière étonnante, ces liens ne sont pas le fruit d’une culture populaire partagée, alors que la comédie « Apatow », depuis la série Freaks and Geeks, se fondait sur ces communautés ayant fait des noms propres et des références le terreau de leur langue. Quand Skylark déploie toute sa connaissance du Seigneur des anneaux pour produire des analogies avec leur situation, Rappaport a au mieux un mince sourire interrogateur, au pire un regard plein d’incompréhension. Et c’est avec Kim Jong-un que le présentateur-vedette partage le plus de références, à commencer par une passion pour Katy Perry. Ce qui réunit Skylark et Rappaport n’est sans doute rien d’autre que le travail, la passion du travail par lequel ensemble ils construisent quelque chose pour les autres et surtout pour eux-mêmes – un duo, mais aussi bien un couple. La relation ne se justifie en réalité que d’elle-même. Peut-être faudrait-il d’ailleurs reconsidérer la question de la représentation de l’homosexualité dans ces films. Plutôt que d’y voir sa négation ou un jeu sans conséquence avec son « spectre », il faudrait voir la manière dont elle agit, en contrebande, comme un possible – et ce à l’intérieur d’un film de studio grand-public, et sans que cela soit le « sujet ». Dans Interior, Leather bar, un film co-réalisé avec Travis Matthews, Franco affirmait que 50 % de l’intérêt du projet venait du fait qu’il tournait au même moment pour Disney. Ce passage de la marge au centre, du minoritaire au majoritaire, Franco l’inscrit ici dans son jeu même, par une forme d’hystérisation qui semble comme une manière de se cogner la tête contre la porte du « placard ». Difficile en effet de faire plus gay flamboyant que Skylark. Mais, en même temps, la relation entre hommes n’apparaît pas que sous la forme du symptôme. Elle est là, bel et bien, dans cette évocation d’un week-end dans les Hamptons, dans cette scène où Roger et Franco s’embrassent ou se crachent du champagne dans la bouche l’un de l’autre, dans ce plan enfin où, accompagnés d’un chiot, ils rentrent aux Etats-Unis sur un petit bateau. Le courage de Rogen, Goldberg et Franco est là, nulle part ailleurs. Ils ne cryptent rien, mais produisent au contraire les images les plus limpides qui soient de ce qui n’a encore rien d’évident dans le cinéma industriel.  Ce n’est pas à négliger.