À la sortie d’une projection, on chuchote aux membres du jury critique dont je fais partie que nous sommes conviés le soir même à un repas improvisé pour la venue de la Ministre de la Culture et de la Communication. Indésirable à Avignon, Aurélie Filippetti s’imagine sans doute trouver en venant au FID, dont elle fut la présidente entre 2006 et 2012, un moyen de ne pas perdre la face. S’autoriser une visite dans un festival au moment même où les intermittents du spectacle amplifient leurs actions contre la loi qui remet en cause leur statut a valeur de symbole – comme une manière de « marquer son attachement à certaines valeurs », dirait-on dans l’idiome politique actuel. Pour discret que soit son passage, il suscite néanmoins de vives réactions. Après l’annulation d’une rencontre entre les intermittents et la ministre, celle-ci se rend à une séance où elle ne semble pas davantage la bienvenue. Le repas, entamé en retard, s’achève brusquement. Aurélie Filippetti se lève, invitée à partir. Elle remonte alors la tablée en serrant les mains aux gens qui auront poliment fait la figuration deux heures durant. Pressée par une des personnes qui l’accompagne, elle néglige de saluer Wang Bing. Jean-Pierre Rehm, délégué général, ne se sera pas assis à ses côtés afin de ne pas compromettre la fin du festival et la remise des prix, le lendemain. De manière remarquable, ce petit épisode sera l’une des rares effractions de la réalité française dans une sélection qui reflète une tendance majeure du cinéma d’essai et de documentaire hexagonal : filmer l’ailleurs, filmer ailleurs, loin d’un territoire qui semble en peine à susciter un quelconque désir de cinéma. Davantage qu’un compte-rendu général sur la vingt-cinquième édition du FID qui s’est tenue du 1er au 7 juillet, voici une suite de notes sur quelques films, pour l’essentiel de la sélection française, qui auront particulièrement retenu mon attention.

Tourisme international de Marie Voignier, I comme Iran de Sanaz Azari et Letters to Max d’Eric Baudelaire travaillent, à partir de dispositifs à chaque fois singuliers, la question du pays comme construction imaginaire, et la distance culturelle et / ou historique que cela implique pour un observateur lointain. À première vue, le moyen-métrage de Marie Voignier semble s’inscrire dans une série de films ou de reportages qui font de la Corée du Nord le lieu du plus grand exotisme. Cela commence à être connu, le tourisme s’y développe et permet à des Occidentaux riches de savourer le pittoresque d’une dictature dont la grandiloquence ne peut manquer de susciter un sourire ironique. Les manifestations collectives réglées au millimètre, les statues géantes des leaders, les peintures naïves ré-écrivant l’histoire, les récits mythiques autour de la vie et l’oeuvre des figures du pouvoir, ou encore la visite à des ouvriers et artistes exemplaires, sont autant de jalons dans un parcours strictement fléché. L’intelligence du film, et ce qui lui permet de ne pas tomber dans un ricanement complaisant à destination des non-dupes, est de s’en tenir à la question même du tourisme. Dès lors, il ne vise pas tant à dénoncer l’absurdité ou l’horreur du régime nord-coréen qu’à penser la manière dont est construite et offerte l’image d’un pays. Surtout, peut-être, le film invente des moyens de se réapproprier la place assignée par les autorités dans cette vaste mise en scène. Sur ce plan, le travail sonore est d’une malicieuse subtilité. La voix des guides est supprimée, tandis que sont recrées les sons d’ambiance. Le discours officiel n’en est pas moins présent, sous la forme d’intertitres. Ce changement de nature, de l’oral à l’écrit, et ce léger décalage dans le temps, ruinent sa fonction de guide autoritaire de la perception. Il devient un commentaire distancié, profondément comique, sur les situations et les images. La neutralisation de la fausse objectivité par un surcroît d’objectivité permet ainsi aux spectateurs, sinon d’avoir une vision plus nuancée ou alternative de l’imaginaire étatique nord-coréen, du moins de s’extraire de la passivité qu’on lui suppose. Sans épouser le regard occidental toujours trop avide et avisé ou celui, trop naïf, du « bon » touriste, Tourisme international parvient à avoir dès lors à avoir la juste distance critique par rapport aux représentations officielles d’un pays où, par souci de contrôle absolu, tous les films sont doublés.

De la même manière, I comme Iran part d’images officielles et naïves. Ce sont les dessins d’un ancien manuel de lecture, composé au temps de la révolution islamique. Plutôt qu’à édifier les enfants, ces images où les femmes sont soudain voilées et les mots élémentaires qui les accompagnent servent à la réalisatrice, résidant en Belgique, à nouer un dialogue avec son professeur. Témoin de ce qu’était la vie avant 1979 et de l’espoir qu’a pu, brièvement, susciter l’arrivée de Khomeini au pouvoir, il fait de l’estrade une scène et du tableau noir une surface de projection. Le décalage entre l’image et le mot, le glissement que celui-ci peut entraîner vers une anecdote, une réflexion, est le moyen pour Sanaz Azari de s’interroger sur le rapport qu’elle entretient avec un pays qui lui est devenu étranger. L’apparente modestie du projet est en fait sa force (en plus du tranchant de son cadrage et de la vivacité de son montage) : il s’agit bien de déployer les potentialités d’une position contrainte, celle de l’exilée, qui cesse alors d’être marquée simplement par l’impuissance. Au fur et à mesure de l’apprentissage d’une langue et d’une histoire, les liens se retendent, jusqu’à ce que les dessins s’entrelacent puis soient remplacés par les images anonymes, en basse résolution, mais actuelles, du pays. Comme une manière de s’autoriser enfin à reprendre la charge des images et d’un pays qui est, aussi et malgré tout, le sien.

Letters to Max aurait aussi bien s’appeler « Naissance d’un pays ». L’Abkhazie est un état-poussière issu de l’effondrement de l’empire soviétique, suffisamment inconnu pour que le spectateur puisse même douter de sa réalité. Eric Baudelaire joue d’ailleurs à plein de cette dimension, en rendant indiscernable la frontière entre pays imaginaire et pays à imaginer. Si le film semble parfois trop heureux de ne pas expliciter son mode de fabrication, et donc « d’emploi », il en tire aussi le trouble qui fait sa valeur. Depuis Paris, Baudelaire envoie des lettres à un ami, Maxim Gjinvia, qui deviendra par la suite ministre. Ce geste anodin prend évidemment la dimension d’un pari lorsqu’il s’agit d’atteindre un pays non-reconnu par les Nations Unies. Quel peut bien être leur cheminement ? Arrivent-t-elles seulement ? Baudelaire parle au conditionnel et au futur, formule des hypothèses. À l’écran, des plans de l’Abkhazie, et la voix de l’ami qui enregistre ses réponses grâce à un dictaphone et les remettra au cinéaste, en un bloc, à la fin de l’échange, lorsque ce dernier reviendra pour filmer. Le temps du film, on suit les démarches de Gjinvia pour faire reconnaître son pays (notamment un voyage dans les pays d’Amérique du Sud inscrit sur la « liste noire » des Etats-Unis), l’évolution de son parcours politique, de sa vie personnelle. L’histoire se raconte, à travers la parole comme à travers les images d’un territoire à reconstruire tant sur le plan des infrastructures, de l’organisation politique et administrative, que de l’imaginaire. Que faire de ces ruines où se matérialise la déchirure par laquelle le pays est né, celle de la guerre contre la Géorgie ? Comment vivre avec l’absence de ceux qui les habitaient ? Parole et image se répondent, se frôlent, s’écartent l’une de l’autre, produisant la friction de deux présents, celui des réponses de Max et celui du filmage de Baudelaire, qui cherche moins une confirmation de ce qui est dit qu’un moyen de dialoguer encore sur le possible. Letter to Max devient ainsi un film passionnant sur les spectres de l’histoire, le deuil, et l’invention du présent comme montage de temps et de regards. 

I forgot, d’Eduardo Williams, s’ancre dans ce même désir de filmer un ailleurs. Le réalisateur, argentin, suit une bande d’adolescents vietnamiens dans leur quotidien le plus brut. Mais, plutôt que d’inscrire une distance, il prend au contraire le parti de l’immersion. C’est d’ailleurs le premier plan de ce court-métrage, qui débute dans la mer et s’achèvera par l’envol de la caméra, semble-t-il accrochée à un ballon. Entre temps, en une suite de plans qui ne se raccordent jamais tout à fait, nous suivons les pérégrinations de jeunes qui semblent les derniers humains sur Terre. À l’époque d’Elephant, Gus Van Sant avait déclaré que seuls les adolescents seraient capables de survivre à une catastrophe globale grâce à leur capacité d’adaptation. C’est précisément ce que semble enregistrer Williams. Le film capte des élans (fuir soudain la police), des moments de latence, des esquisses de projet, des bribes de conversation, la solitude aussi d’un visage à peine éclairé par la lumière d’un ordinateur, dans un monde qui semble un vestige, l’écho d’une promesse non tenue. Dans la dernière séquence, magnifique, les adolescents escaladent d’immenses demeures dont la construction, pour une raison inconnue, s’est interrompue. Une société alternative s’est bien créée, comme une jungle serpentant sur un temple abandonné – temple qui pourrait bien être aussi celui de l’idéal d’égalité communiste.

A suivre : Brûle la mer, de Nathalie Nambot et Maki Berchache, Le souffleur de l’affaire, d’Isabelle Prim, Trois contes de Borgès, de Maxime Martinot.