Prendre prétexte d’une bonne histoire pour en raconter plusieurs, mais pas celle-là. C’est un peu ce que fait l’écossaise Ali Smith dans ce roman de 2011 dont le titre original, There but for the, n’est pas moins bizarre que sa version française, Le fait est, ni que les titres des quatre parties : « Ici et là », « Mais », « Car », « Le fait est ». Ou que les cinq exergues ( !) signés Orwell, Donne, Zweig, Mansfield et Shakespeare, dont le moins qu’on puisse dire est que leur rapport entre elles, et avec ce qui suit, ne saute pas aux yeux. L’histoire, donc : Miles Garth, venu avec son ami Mark à un dîner assommant chez les Lee qu’il ne connaît pas, sort de table avant le dessert, monte à l’étage, s’enferme dans une chambre… et n’en sort plus. Tout le monde croit qu’il s’est carapaté en douce, mais non : le lendemain, sa voiture est toujours en bas et lui dans la pièce, refusant de s’en aller. En guise d’unique communication avec le monde extérieur, il glisse sous la porte un mot priant les Lee de lui faire passer de la nourriture par le même canal, végétarienne si possible. Les Lee contactent la police, qui préconise la manière douce (qu’il parte de lui-même) ; ils songent à défoncer la porte, mais c’est une porte du XVIIIe siècle qu’ils ne veulent endommager pour rien au monde. Alors ils se résignent à vivre avec l’intrus dans leur demeure, en s’efforçant de contacter ses connaissances pour qu’elles le convainquent de sortir.

Voilà pour l’histoire principale. Si l’on ose dire. Car en réalité, c’est précisément celle qu’Ali Smith ne raconte pas, ou alors par la bande, sans s’appesantir. Comme une absence au milieu du livre, autour de quoi s’organise le reste. Le reste, justement : quatre parties, avec quatre personnages qui ont un rapport plus ou moins étroit avec Miles. « Ici et là » : une vieille amie de lycée, avec qui Miles a fait jadis un voyage en Europe, et qu’il n’a pas revu depuis vingt ans. Or, bizarrement, il avait son mail dans le répertoire de son téléphone. « Mais » : une virée dans la tête de Mark, qui a amené Miles au dîner, et qui entend sa mère morte lui parler en rimes, avec une longue (et fastidieuse) séance de dialogues lors du dîner en question. « Car » : immersion dans une autre tête, celle de May, vieille femme à moitié dingue qui est en contact avec Miles. « Le fait est » : focus sur Brooke, la fille d’un couple d’invités, hyper-intelligente et passionnée par le langage et les jeux de mots. Etrange roman, en somme, qui tourne autour d’un trou en prenant des directions inattendues, avec une fâcheuse tendance à accumuler les gadgets et à manipuler la technique du « vis ma vie dans mon cerveau », pour le plaisir de brouiller les pistes. C’est brillant, légèrement sadique (cette façon habile de frustrer chaque fois le lecteur du point de vue qu’il attend, celui du retranché) et pour tout dire un peu vain, la sophistication déroutante du dispositif contrastant de manière agaçante avec le relatif manque de profondeur de l’ensemble, sur lequel on glisse.