Non pas une suite mais une version augmentée du Monster Hunter-like lancé par le prolifique Keiji Inafune il y a guère plus d’un an, Soul Sacrifice Delta doit son nom à une réarticulation de son système en un motif triangulaire. Dans le premier jeu, le chasseur de monstres brutalisait ses proies avant d’être confronté à un choix : épargner la créature (et gagner en pouvoir vital) ou la sacrifier (et gagner en pouvoir magique). Au sein d’un univers extrêmement fouillé mais aux personnages invariablement unidimensionnels, cette spécificité du gameplay s’apparentait à un faux dilemme moral pour le joueur qui, forcément motivé par des impératifs comptables, décide en fonction d’arguments statistiques plutôt que selon une logique de la compassion. La version Delta vient en quelque sorte corriger cette fâcheuse tendance à la pensée binaire en proposant une troisième voie : celle de laisser le destin choisir le sort de notre victime. Ainsi, plus besoin de s’ennuyer à alterner nos apports en points rouges et bleus ; on peut grinder la tête ailleurs, en laissant le hasard faire les choses. Par les temps qui courent, cette possibilité pour le joueur de valider son indécision est un parti pris intéressant.

Plus intéressante encore est la conséquence diégétique de ce principe : l’arrivée d’une nouvelle confrérie de sorciers dévoués aux puissances du chaos – accompagnée de nouvelles missions scénarisées. Notre héros est jeté dans un monde déchiré entre trois croyances magiques, chacune représentée par une faction : Avalon (secte rouge pour le sacrifice des monstres), Sanctuarium (secte bleue pour la miséricorde et le salut) et Grim (secte verte pour le choix du destin). L’ajout de cette dernière – dont le background revisite les contes des frères Grimm – nous met face à de noires relectures de Blanche-Neige, du Petit Chaperon rouge ou des Trois Petits Cochons, aux prises avec des créatures chimériques et malades, réduites à la plus pure abstraction de leur essence sinistre. Le schisme en trois confréries étoffe donc davantage un univers luxuriant, détaillé à travers plusieurs centaines de pages d’un livre-pavé que le joueur peut consulter ou non. Soul Sacrifice avait déjà marqué les esprits avec sa narration à tiroirs contée par un grimoire, clone du Necronomicon de LArmée des ténèbres.

Mais à force d’en rajouter, ce folklore débordant confine à l’écœurement : chaque monstre ou chaque environnement a droit à son chapitre qui, invariablement, fait le récit d’un conte gothique au dénouement cruel. Au départ, ces histoires violentes de désir et de châtiment favorisent l’immersion dans un monde aux décors somptueux, surgis de douleurs humaines et qui auraient sans doute converti Dalí ou Bosch aux jeux vidéo. Mais rapidement, le joueur est assommé par la répétition d’écrits plutôt moyens, littérairement parlant, d’autant que le scénario principal consiste lui-même en un texte lu par une voix outrancière. Trop de mots qu’on en oublie l’évocation saisissante des décors et des personnages, assourdi que l’on est par le son des pages qui se tournent encore et encore. C’est d’autant plus dommage que l’aspect visuel de Soul Sacrifice (notamment son bestiaire grotesque) représente la grande force du titre.

Les développeurs ne s’y sont pas trompés, « grim » est l’adjectif qui qualifie le mieux Soul Sacrifice. D’abord, parce que l’univers désolé qu’il dépeint est effectivement sinistre ; ensuite, parce que le jeu possède quelque chose d’obscur et de décourageant. Agrémentée d’une quantité astronomique de contenu, cette version Delta semble inépuisable. De prime abord, il est difficile de se retrouver dans l’interface et les sous-menus enfouis parmi les appendices d’un ensemble rapiécé, souvent pris au piège de sa propre générosité. Une fois l’objet devenu familier, on navigue entre des joutes dantesques – encore plus impressionnantes graphiquement que l’an dernier – en y récoltant bonus, armes et sortilèges par douzaines. Pour un genre qui est par nature redondant, cette accumulation est-elle finalement une amélioration ?

Il n’est pas interdit de s’interroger sur l’intérêt réel des Monster Hunter-like, sortes d’usines à contenu qui sont rarement autre chose que des passe-temps fanfaronnants, des apothéoses sans liant, des protéines sans consistance. Pour peu qu’il ne soit pas un inconditionnel des rixes en réseau et du grinding infini, le joueur regrettera que Soul Sacrifice Delta finisse par ressembler aux sorciers maudits qu’il met en scène : des monstres en devenir, progressivement consommés par leur insatiable appétit jusqu’à être transformés en chimères boursouflées. Il y a trop, mais en même temps pas assez. On aura finalement passé son temps à casser du monstre dans des arènes, à paramétrer des sorts dans des menus et à feuilleter des pages de textes. Rien de plus. Avec de telles intentions romanesques, de tels décors, où sont passées les phases de découverte, les séquences de voyage et les bouffées d’aventure ? C’est à ces passages réservés aux nombreuses ellipses du récit, perdus entre les lignes, qu’on aurait aimé jouer.