Kenneth Cook, né en 1929 et inconnu en France, est considéré en Australie comme l’un des grands auteurs de ce siècle. Son roman le plus fameux, publié en 196, s’intitule Wake in fright : un véritable best seller, qu’on traduit seulement aujourd’hui en France, vingt ans après la mort du romancier. Une entrée en matière intéressante, pour qui souhaite découvrir les classiques australiens… Il y a du cauchemar dans ce livre, entre le road movie à l’horizon borné par le désert, l’horreur de l’Outback et « cette ironie moqueuse que les gens de l’Ouest réservent à ceux qui ne montrent aucune affection pour leur territoire ravagé ». Le roman se déroule dans une sorte de nulle part, dans « le centre silencieux de l’Australie, le Coeur Mort », 2000 kilomètres à l’ouest de Sidney, à Tiboonda : une route, un hôtel, une gare et une école, le tout noyé dans la poussière. La ville la plus proche ? Bundanyabba, « une variante de Tiboonda, en plus grand », Tiboonda étant elle-même « une variante de l’enfer ». Sous le soleil, tout se ressemble. Et le plus terrible, c’est ce sentiment lancinant (qui fait la force du roman) qu’il n’y aura pas de porte de sortie, qu’on vit ici condamné à perpétuité et que, pour l’étranger qui aurait des souvenirs d’autres lieux, ils ne sauraient avoir comme intérêt ici que de le maintenir définitivement au purgatoire.

A Tiboonda, John Grant est instituteur. Vingt-huit élèves venus des fermes alentours, douze mois à leur faire classe et ce soir, enfin, six semaines de congés : les grandes vacances, les fêtes de Noël, le retour à la vie, à la civilisation. John s’en va vers la côte Est, à Sidney, et compte bien profiter de la ville. Son chèque en poche, ainsi que quelques livres épargnées sur les pintes de bière (car tout le monde le sait, « une seule intrusion tolérée du progrès, enracinée sur des milliers de kilomètres à l’est, au nord, ou sud et à l’ouest du Coeur Mort, empêche la population de sombrer dans la démence la plus absolue : la bière est toujours fraîche »), il quitte Tiboonda pour Bundanyabba, où il doit prendre l’avion. Plus qu’une nuit dans l’Outback. C’est peu, mais déjà trop, si on compte avec le jeu, fierté de la ville. Un jeu auquel John, après quelques verres, va se laisser prendre et plumer. Pour réaliser, une fois dégrisé, qu’il est coincé à Yabba, comme l’appellent les gens du pays, sans un sou en poche, et sans espoir de rejoindre la côte…

Comme si cela ne suffisait pas, il va aussi devoir apprendre à jouer avec la cordialité envahissante des habitants du coin, qui n’ont de cesse de lui payer un coup à boire : « Une caractéristique bien particulière des gens de l’Ouest. Tu peux coucher avec leurs femmes, spolier leurs filles, vivre à leurs crochets, les escroquer, faire presque tout ce qui te frapperait d’ostracisme dans une société normale : ils n’y prêtent guère attention. Mais refuse de boire un coup avec eux et tu passes immédiatement dans le camp des ennemis mortels ». C’est ainsi qu’il s’embarque pour cinq jour d’une ivresse non maîtrisée, squatteur, chasseur et écorcheur de kangourou, victime d’une adolescente entreprenante, autostoppeur au milieu du désert, dévoreur de lapin cru ou trop cuit. A ce rythme, la folie va très vite et Grant perd toute notion du réel, évoluant dans un univers parallèle, sans autre solution qu’avancer à l’aveugle. Jusqu’à la chute. Sèche, brutale. Bienvenue dans un monde meilleur. On lit d’une traite le romand de Cook parce qu’on ne peut pas le lire autrement, parce que le cauchemar qu’il raconte est de ceux dont on parvient mal à s’éveiller, et parce qu’il faut parvenir à la fin pour pouvoir souffler. C’est peu dire que quand on y arrive, on en profite.