Ce qui fait la valeur du recueil de textes de Jean-Claude Biette, c’est d’abord la distance qu’entretient l’auteur avec son objet : le film ; ni trop près (rapport forcé du discours de culture sur le cinéma qui investit du sens -commun ?- sur tout ce qui bouge sans bien regarder comment ça bouge), ni trop loin (rapport indifférent du même discours de culture chaque fois que le film échappe à son autorité). Si cette question de la distance à tenir à l’égard du film compte tellement, c’est d’abord qu’elle induit une éthique du regard, dont les arguments connus et respectés de tous -voir la piédestalisation récente de Serge Daney – dispense apparemment le même tous de s’en soucier au moment d’écrire sur le cinéma. Or, le territoire critique où la belle écriture de Biette se déploie est quasi-déserté aujourd’hui. C’est ensuite que cette distance nécessaire pour se mesurer au film contient une idée qui revient souvent sous la plume de Biette, en filigrane ou de manière explicite, une idée-programme : les films qui intéressent -usage transitif du verbe- en savent toujours un peu plus que nous, sur ce qu’ils racontent et ce qu’il montrent. C’est à partir de cette déficience légère que l’écriture commence, dans la compréhension fine de cet espace vacant, dans cette liberté la nuit de la salle obscure. Le contre-champ critique de cet attachement poétique et fraternel au film, c’est bien sûr la méfiance pour l’objet formaté qui force la sympathie, qui fait semblant de me regarder, le film-drague qui calcule ses effets pour m’embobiner dont Pulp fiction fournit le modèle à Biette.

Des textes de Biette se dégage donc une pensée ; et sa force est d’évoluer sur un terrain qui se veut et solide et mouvant. Solide parce que la conviction de l’auteur quand il trace la ligne de partage entre les films qui le regardent et ceux qui ne le regardent pas, s’exprime dans une langue sûre d’elle, qui sait le bien qu’elle fait à ceux à qui elle parle. Par exemple à propos du brouillard publicitaire et médiatique qui empêchent les films d’être vus : « Par la multiplicité contradictoire des corpuscules de sens qu’ils émettent, ces signes périphériques, venus des films, produits par eux, détachés d’eux parce qu’aisément détachables, forment maintenant ce qui brouille la perception des antennes subtiles des croyants les plus perspicaces et confortent dans leur abandon du navire du cinéma ceux qui vont réchauffer leurs vieux os au mur ensoleillé de la littérature ». A-t-on (d)écrit de façon plus claire et plus belle ce sentiment pénible d’un éloignement du cinéma provoqué par l’époque ?

Mais la terre d’où écrit Biette tremble aussi face aux films dont il faut comprendre le secret. Ses textes donnent l’impression d’une écriture en mouvement, jamais arrêtée, rarement convaincue de son point final, une écriture « à pied d’œuvre » pour reprendre le titre de deux des articles présentés. Encore une fois la posture juste du critique commence devant le Mystère du film. Le texte sur Kubrick qui clôt le recueil nous apparaît comme l’illustration magnifique de cette posture, mélange d’accent péremptoire (assurance de celui qui sait la route) et d’innocence du regard (le goût a une histoire et d’abord pour chacun de nous) : Jean-Claude Biette y explique comment Kubrick, d’un manque d’intérêt et de talent pour la représentation des passions humaines dans son oeuvre -les acteurs délaissés à un « jeu lisse de sémaphores », pièces interchangeables de grandes mécaniques de récit- vient à laisser trace de sa profonde humanité dans son dernier film : Eyes wide shut. Ce qui est beau dans son texte, c’est la lente venue de l’éloge, préparée par des lignes essentielles sur l’âge comme borne cruciale pour appréhender l’œuvre d’art (l’article s’intitule joliment La Barbe de Kubrick) ; puis c’est le soin pris à observer le film, la description fine de ce qui se passe à l’écran. La description semble être d’ailleurs le préalable à tout propos sur le cinéma : « (…) tandis qu’ils vont et viennent, finissant de s’habiller pour se rendre à une grande soirée (…) un imperceptible décalage entre Alice et son mari, Bill , se produit dans le dialogue : à peine Alice a-t-elle prononcé le nom « Roz » que Bill demande comment s’appelle la baby-sitter ; Alice redit « Roz », sans penser à lui faire remarquer qu’elle vient justement de le dire. Peut-être n’en a-t-elle même pas conscience : nous ne le saurons jamais ». C’est à partir de l’infime détail de cet échange conjugal au rythme étrange que Biette nous montre alors le film de Kubrick. Faire la critique d’un film est-ce autre chose que le repérage intime d’un détail qui y est inscrit et dont on fait part parce qu’il nous a touché ?