Parmi ceux qui ont le mieux décrypté notre époque et le totalitarisme implacable et subtil qu’elle instaure, il y a, à côté de Guy Debord, Jacques Ellul. Comme Debord, Ellul a su actualiser l’aspect le plus opératoire de la pensée de Marx et, là où le premier a démonté les mécanismes de la « société du spectacle », lui a dévoilé les rouages de « l’Etat technicien ». Ellul lui-même a d’ailleurs très bien perçu à quel point la critique de Debord croisait la sienne, ne voyant de mouvement révolutionnaire pertinent dans les années 1970 que chez les Situationnistes. La publication d’Ellul par lui-même, un livre d’entretiens jusqu’alors inédit, est justement une excellente introduction à l’œuvre de cet anarchiste chrétien mieux reconnu outre-Atlantique qu’en France : il en présente toutes les lignes de force et, sous la forme d’une autobiographie intellectuelle, il relie pour la première fois deux aspects de son travail qu’Ellul avait toujours voulu séparer, le sociologique et le théologique.

D’Ellul, la collection « Petite vermillon » réédite également Autopsie de la révolution, un essai essentiel pour comprendre les enjeux et les réalités que dissimule ce mot-totem outrageusement galvaudé. S’appuyant sur un corpus historique et sociologique conséquent, Ellul explique le passage de la « révolte » (faite par le peuple, réactionnaire, dénuée de projet et attaquant l’Etat sans toucher au principe royal) à la « révolution » moderne (faite et réalisable seulement par la bourgeoisie, et détruisant le principe royal pour renforcer l’Etat). Il parvient ainsi à démonter tout un ensemble d’idées reçues au sujet du phénomène révolutionnaire, en montrant comment, depuis deux siècles, les révolutions n’ont jamais eu comme conséquence que de renforcer l’Etat, le contrôle et la technique. Grâce à cette grille de lecture, on comprend aisément l’une des principales erreurs de Marx, convaincu que la révolution surgirait dans les pays les plus avancés dans la voie capitaliste alors que Lénine allait en fait la réaliser dans l’un des pays les plus archaïques d’Europe, la Russie. Car si, derrière les idées-forces, on observe sa dynamique, la révolution, au XXe siècle, a surtout représenté pour les nations les plus retardataires une voie d’accès rapide à la modernité, la modernité étatique et technicienne.

Enfin, le plus intéressant dans l’analyse d’Ellul, ce qui lui donne un crédit si puissant, c’est peut-être son extraordinaire transdisciplinarité, qualité indispensable pour étudier une réalité si complexe, et surtout le fait que cette analyse provient d’un révolutionnaire objectif, déluré et non dogmatique, là où la plupart des écrits sur le sujet attisent au contraire les réflexes partisans et visent l’éloge ou la condamnation. Bref, en cette période de crise, il est peut-être urgent de relire Ellul et d’envisager des possibilités révolutionnaires aptes, enfin, à trahir l’Etat…