Les éditions de l’Estuaire se caractérisent par l’édition de petits livres, comme des livres d’enfants pour adultes, associant un écrivain et un dessinateur / graphiste (Marie Desplechin et Eric Lambé pour Le Sac à main, Tonino Guerra et Lorenzo Mattoti pour Cendre, Doeschka Meijsing et Johan de Moor pour L’Ours et le chasseur), contentant dans un objet commun et ambidextre lecteurs et amateurs de jolis dessins. Les dessins servent parfois d’illustrations, d’interprétations du texte, ou encouragent simplement l’imaginaire du lecteur en offrant un contrepoint au texte. La Maison rectangulaire, dans son dispositif, évoque la bien connue métaphore d’André Breton : plus la relation entre les deux termes sera éloignée et juste, plus l’image poétique sera forte. Entre la narration d’Hélèna Villovitch et les illustrations de Hendrik Hegray s’opère ainsi la création d’un espace singulier de mots et d’images, qui se rejoignent dans leurs différences et, dirait-on, se distinguent dans leurs ressemblances.

La Maison rectangulaire raconte le quotidien de « la fille de treize ans et demi », qu’on imagine double rétrospectif de la narratrice, dans un pavillon de banlieue, indéfini et mélancoliquement universel. Dans cette ambiance de cité pavillonnaire grisâtre, moisie, aux accents parfois post-apocalyptiques (« Il lui arrive de ne croiser aucune personne vivante de toute la journée. Que des zombies »), se débat l’adolescente, entre un père obtus et bruyant (« bruit du café versé dans le bol, bruit du morceau de sucre jeté, bruit de la cuiller tournée, bruit du pain mâché, bruit du café aspiré, bruit de la chaise repoussée »), une mère absente à elle-même et un petit frère débile (tous les petits frères sont débiles, pour les filles de treize ans et demi), dans une maison rectangulaire, semblable à des millions de maisons rectangulaires. Là, les « affres » de l’adolescence (relation au corps compliquée, relations intersubjectives problématiques, relation avec la famille haineuse) s’expriment le long de chapitres courts mais définitifs, au comique désespéré : « Repérer les groupes que les autres écoutent ; écouter la même musique, seule, et se tenir prête pour le cas où on lui demanderait du bout des lèvres : t’écoutes quoi comme musique ? Répondre CA VA quand, exceptionnellement, quelqu’un de la bande de ceux qui ont la bonne tête et les bons vêtements lui demande CA VA ? et considérer cet échange comme le meilleur moment de la journée ». C’est un monde de sous-pulls en nylon, de bottes en plastique, de posters punaisés sur le papier peint à fleurs, qui rappelle l’enfance des trentenaires-quadragénaires (l’âge de l’écrivaine) d’aujourd’hui, les horribles, esthétiquement, années 70-80.

Hendrik Hegray, jeune homme adorable, un peu fou-fou, qui hante de ses poses décalées les nuits parisiennes (vous le croiserez un soir invité aux concerts des Instants Chavirés ou au Point FMR) a mis en dessins La Maison rectangulaire, bardé de ces références rétros et infantiles (on croise un tag de Napalm Death, une boîte de Chocopops, des personnages de cartoons griffonnés), avec une singulière poésie, qui doit autant à l’art brut (les dessins sont faits sur des supports de fortune -feuille de cahier, d’agenda, dont on distingue la trame en fond-, avec des outils mineurs -feutres, stylo-bic, crayons) qu’à l’art pop. Ses dessins oscillent entre le fantasque (le pied de nez, une sorte d’irrévérence juvénile) et le fantastique (des animaux sans queue ni tête), avec un goût pour les figures géométriques absconses (des parallélépipèdes qui semblent prendre vie, des agglomérats de courbes et de masses) ou abstraites (des lignes obsessionnelles, Kandinsky meets Basquiat ou Shrigley), le tout un peu foutoir, un peu foutraque, mal dessiné, mais intensément attachant, entre rêverie de formes et souvenirs lysergiques, spontanéité du trait et références chics.

Parfois « la fille de treize ans et demi » dessine, elle commence toujours par les yeux. Et ce sont parfois ses dessins à elle qu’on a l’impression de voir le long de ces pages acnéiques, entre enfance rêvée et grisaille ado, inserts de culture mainstream et crayonnage automatique. Le dessin serait alors comme l’inconscient de la gamine, et le livre objet total, objet cerveau, qu’on pénètre comme avec une lame de couteau, incision et précision du texte, développement et psychologie du dessin. Un bien bel objet.