Puisque l’actualité des sorties hip-hop officielles est plutôt morne, quittons les larges avenues bordées de magasins rutilants (concessionnaires Mercedes, boutiques Reebok, importateurs d’alcools français) du rap US commercial pour aller flâner dans les ruelles sombres où se déploie l’économie parallèle des mixtapes. C’est là, au milieu de l’océan de CDs siglés G-Unit ou de DVDs des derniers clips des stars Dirty South du jour (Bun B, Young Jeezy, Paul Wall -on vous en reparlera à l’occasion), que vous retrouverez la trace des Clipse, ces dealers-rappers pop made in Virginia qui firent hocher tant de têtes il y a trois ans avec leur premier CD produit par les Neptunes, l’excellent Lord Willin’.

A l’époque, le clip de Grindin’ était sur les écrans de toutes les succursales de l’internationale MTV, et l’avenir s’annonçait brillant pour ces Mobb Deep ensoleillés qui n’auraient pas eu peur d’une bonne mélodie entêtante (depuis, comme on le sait, les princes noirs du Queensbridge ont rejoint l’écurie du roi de la mélodie rap, 50 Cent -mais ceci est une autre histoire). Quant aux frères Thornton, alias Pusha-T et Malice, on croyait bien qu’ils avaient disparu corps et bien dans le vortex des carrières brisées par l’industrie, après la disparition de leur label Arista et leur délocalisation calamiteuse chez Jive. Mais c’était bien mal connaître les deux frérots, et leur irrépressible désir de rapper : puisque, depuis 2003, personne ne consent à sortir ce Hell hath no fury qui devait être la suite à Lord Willin’ et les aider à acheter les meilleurs beats du marché pour le garnir, alors ils les volent.

Toute l’économie des mixtapes est bâtie sur ce principe -un enchaînement ininterrompu des instrumentaux des tubes du moment, quelques interludes, une ou deux productions originales, et des Mcs qui se lâchent en freestyles sans limite. C’est ce qu’est We got it 4 cheap, vol. 2, qui succède à une We got it 4 cheap, vol.1 déjà remarquée début 2005. Mais c’est aussi plus que cela. Car, avec son esprit foncièrement pirate, la rage de ses deux héros -secondés par Ab-Liva et Sandman, deux affranchis venus du Nord (Philadelphie)- et la totale maîtrise de leur art qu’ils démontrent tout le long de ses 18 titres, ce disque est aussi la démonstration éclatante que, trente ans après, l’esprit originel du hip-hop n’est pas mort.

Après tout, c’est vrai, quelle différence y a-t-il entre un Bambaataa qui décide que les breakbeats de Kraftwerk sont aussi les siens, et les Clipse qui, eux, décident que des titres comme The Corner de Common ou Hate it or leave it de 50 Cent seraient beaucoup mieux si c’était eux qui rappaient dessus. Et ils ont raison : rythmé par les flows complémentaires de Pusha et Malice, nasillards et aigus, et de Ab-Liva et Sandman, sourds et voilés, le Coin de rue de Common passe du carrefour des sages au rendez-vous des dealers, raccourci saisissant sur vingt ans de musique Noire, des Watts Prophets aux NWA ; quant à Hate it or love it, détournement du morceau conclusif de The Massacre, les quatre lascars lui donne l’ampleur que méritaient ses cordes grandiloquentes, bien mieux que les demi-sels de la G-Unit.

Et ce n’est pas tout ; il y a aussi (sur un beat de Timbaland) What’s up, le manifeste du Re-Up Gang que nos quatre larrons forment avec un Pharell qui n’a pas abandonné ses protégés (à qui il donne d’ailleurs en exclusivité un assez pâlichon mais généreux Maybe remix). Il y a l’original Zen aux stridences synthétiques monumentales, promesse d’un Hell hath no fury aussi enthousiasmant que Lord Willin’, s’il parvient à sortir un jour. Et partout sur l’album, entre deux règlements de compte avec leur futur ex-label, les Clipse déploient toute la puissance d’évocation de leur univers scarfacien -pas le parrain saisi d’hubris que chérissent tous les capitalistes ghetto illustrés Pen & Pixel façon Master P, ni le Cubain pouilleux tout juste débarqué de son bateau, mais le Tony Montana du milieu du film, ce nouveau venu affamé de pouvoir et de fric qui, la tête pleine de rêves et les poches encore vides, tente de réussir en s’appuyant sur son seul talent de soldat de la rue. Exactement comme les Clipse aujourd’hui. On leur souhaite d’épouser Michele Pfeiffer, et de ne pas finir le nez dans ces petites montagnes de poudre blanche qui ornent la pochette de ce CD en liberté.