Connaissez-vous le Bairro (le quartier, en portugais) ? C’est un pâté de maisons situé dans un endroit mal localisé, qui a pour particularité d’être habité par des personnages portant tous un nom d’écrivain : Monsieur Joyce, Monsieur Pessoa, Monsieur Beckett, Monsieur Valéry, etc. Une quarantaine en tout, le Panthéon littéraire de Gonçalo M. Tavares, auteur d’Apprendre à prier à l’ère de la technique (prix du roman étranger en 2010), l’un des écrivains portugais les plus considérables de sa génération, salué par des admirateurs du calibre de José Saramago, Alberto Manguel ou Enrique Vila-Matas. De ce quartier imaginaire, « lieu où l’on tente de résister à la barbarie » (comme le village d’Astérix, précise-t-il), Tavares a décidé de faire un livre. Ou plutôt, une collection de livres, chacun dédié à un habitant. Dix ont déjà paru au Portugal depuis 2002, dont la moitié est traduite en français.

Ce ne sont ni des essais (les personnages sont homonymes d’écrivains, mais ils ne sont pas eux), ni des romans (ils ne dépassent pas la cinquantaine de pages en gros caractères) : plutôt des sortes de scénarios philosophiques, des jeux de logique et de poésie, un peu intrigants si on les prend un par un, mais qui révèlent leur force quand on les replace dans l’ensemble. Avec Monsieur Walser, il est question de solitude, d’artifice et d’envahissement. Au début, Monsieur Walser est heureux : il emménage dans la maison qu’il vient de faire construire en lisière de la forêt, pour réfléchir, inviter des amis triés sur le volet et se défendre contre la technique et les images de la ville, en se rapprochant de la nature, vaincue au préalable. Malheureusement, sa solitude va être troublée par des artisans qui défilent pour régler les problèmes restants : un trou dans la toiture, une fissure dans le mur, un robinet qui fuit, etc. Comme si les tracas matériels rattrapaient notre héros, et que son désir naïf d’une vie retirée et vouée à la réflexion était impossible.

Peut-on vraiment sortir du monde et s’en protéger ? N’est-il pas idéaliste, l’intellectuel qui croit ignorer les problèmes de la vie ? Et la victoire sur la nature, n’est-elle pas la promesse de futures défaites ? Si certains épisodes précédents du cycle O Bairro laissaient un peu dubitatif, celui-ci fonctionne et produit tout son effet, à la fois par son comique détaché et par la réussite de son symbolisme, avec quantité de thèmes graves (rien moins que notre rapport au monde, finalement, à la fois social et naturel) condensées dans cinquante courtes pages. Des pages qui donnent à réfléchir bien au-delà d’elles-mêmes, en sorte qu’on se demande si les réflexions qu’elles inspirent viennent d’elles, ou si l’on en rajoute… A venir, déjà parus au Portugal : Monsieur Breton, Monsieur Juarroz, Monsieur Henri, Monsieur Swedenborg et Monsieur Eliot. On a hâte, décidément, d’explorer la suite du Quartier.