« Up North », croit bon de préciser le personnage de Mikael Blomkvist à sa maîtresse et collaboratrice qui s’inquiète de le voir partir enquêter sur une île isolée du continent. Et de fait, c’est bien une ligne droite qu’emprunte le dernier Fincher, long bolide narratif qui ne connaît ni détour ni pause pour enchaîner sans répit les nombreuses péripéties imaginées par Stieg Larsson.

La contrainte narrative assumée, le cinéaste s’en tient donc à un whodunit correctement facturé mais sans éclat stylistique, bien loin des scènes opératiques et ténébreuses auxquelles le projet pouvait prétendre, et dont on retiendra au plus une scène de suspens habilement menée dans une maison traversée de courants d’air. Très éloignée de la première incursion de Fincher dans le film de serial killer (Seven), la sécheresse formelle de Millenium préfère reconduire les plus récents traits esthétiques de l’oeuvre, empruntant autant à l’hyper-réalisme de Zodiac qu’au rythme effréné de The Social Network. Ce n’est plus ici le débit des dialogues qui précipite le tempo mais la somme d’informations, d’indices et de déplacements qui s’additionnent sans temps mort. Le film exécute alors son programme à une telle vitesse qu’on peut rester sur le bas-côté de cette enquête criminelle qui fouille le refoulé nazi et misogyne d’un pays débitant du consensus social et des meubles industriels.

Sauf que derrière le thriller glacé du Northland sillonne une oeuvre qui sait bien qu’on ne se rend jamais au nord sans passer par le nord-ouest. Et de fait, une première partie du film se partage entre l’enquête de Mikael Blomkvist et le quotidien d’une jeune héroîne typiquement fincherienne. D’un côté donc le déroulement d’une intrigue policière dans laquelle piétine son personnage masculin au sein d’un paysage insulaire qui ne fait que reprendre les motifs d’enfermement propres au cinéma de Fincher. De l’autre, les pupilles cerclées de khôl de cette fille « with the dragon tattoo » (titre en v.o. du film) dont la marginalité sociale et la fragilité psychique s’accompagnent d’une capacité à décoder et orienter les signes adressés par le monde. Et c’est à son point de vue que s’arrime très tôt la mise à scène de Fincher quand l’implacable staccato du découpage (chaque coupe semble porter un coup de poignard dans les plans) dévoile la brutalité d’un univers en apparence lisse et fonctionnel. Dès le début, le générique formule ainsi le tourment secret du film à venir, en présentant les cauchemars huileux d’une jeune femme dont le rapport au monde passe par des interfaces numériques, manière de le mettre à distance sans jamais s’y abandonner.

La Lisbeth Salander de Fincher est donc à la fois machine et humaine, programme et anarchie, froideur du contrôle et surgissement d’un désir qu’elle est bien en peine de pouvoir domestiquer. Et c’est ce trouble-là qu’observe avec une attention nouvelle le cinéaste, révélant comment derrière la toute-puissance d’un regard auquel le monde finit par se plier remue un affect qui cherche maladroitement le contrechamp de son attente amoureuse. Dans ce film traversé régulièrement de trains, où les brunes deviennent provisoirement blondes, hanté par des souvenirs d’enfance maltraitée, Fincher convoque les fétiches hitchcockiens pour regarder une jeune femme se perdre un instant dans les mailles du désir. Lisbeth Salander est cette Marnie contemporaine, partagée entre la maîtrise rassurante des signes et la naissance d’un sentiment qui est toujours le risque de s’abandonner à une image mal fixée, qui déborde, s’échappe et vous rappelle que le monde n’existe que par tout ce qui se tient hors de notre portée. Reprenant là où le dernier plan de The Social Network nous avait laissés, The girl with the dragon tattoo développe le regard tragique de Fincher sur un mode mélancolique qui éclaire tout le long épilogue du film. Avec ses deux derniers films, le cinéaste est ainsi devenu l’observateur empathique d’une jeunesse dont la puissance démiurgique s’accompagne d’une faille sentimentale secrète. Soit, derrière les films de genre, l’idée que l’œuvre tire vers l’auportrait du brillant jeune homme qu’il fut, mais aussi celui du père qu’il est devenu. Toujours aussi contemporain, Fincher semble ainsi se faire de plus en plus intime à mesure qu’il s’éloigne définitivement de la figure de formaliste prodige qui a marqué le premier temps de sa carrière.