La littérature post-moderne aux Etats-Unis est un magma sans structure, composé d’auteurs à la fois majeurs et insignifiants, une énorme machine à produire du sens et souvent, aussi, du vent. Gilbert Sorrentino, qui a enseigné la littérature à l’Université de Stanford en Californie, considérait lui-même le « post-modernisme », auquel il est censé appartenir, comme un terme très imprécis. « Quoi de plus post-moderne que Finnegans’ wake, Watt ou Swim-two-birds« , disait-il ? Paru en 1979 aux Etats-Unis, Mulligan stew (en français Salmigondis) « se vautre », comme il l’explique lui-même dans les premières pages, « dans le pêché mortel du livresque ». C’est un roman qui agit « comme une parésie » et « embrume les esprits avant de les rendre fous ». Un livre qui se satisfait de prêcher dans le désert, ou dans « le silence d’une Eglise privée de fidèles » (pour reprendre une image du romancier Gore Vidal), c’est-à-dire de pratiquer un Art, le roman, au public aujourd’hui raréfié.

Gilbert Sorrentino est l’auteur prolifique d’un double corpus d’œuvres. C’est d’abord un miniaturiste, qui travaille sur la langue d’un lieu (Brooklyn, à New York) décrypté dans de courts livres comme Petit casino ou A Strange commonplace, son dernier roman, sorte de chronique sociale éclatée cousue de coïncidences. Sorrentino s’est par ailleurs tourné vers des recherches plus formelles, proches des travaux de l’Oulipo, où pointe une dénonciation acide de l’hypocrisie artistique et de la futilité de l’époque. Paru en 1979, Salmigondis représente le sommet de ce deuxième axe de travail, son assaut final contre la citadelle de la métafiction : un pot-pourri de genres littéraires qui a influencé, aux Etats-Unis, plusieurs générations d’écrivains.

L’intrigue : l’écrivain « d’avant-garde » Anthony Lamont écrit un roman policier criblé d’obsessions adultères et de lubricité, dont la structure se caractérise, comme il le dit lui-même, par la « corruption » et le « délabrement ». Il écrit des lettres, en reçoit et consigne l’ensemble dans un éclectique « Album de Lamont ». Celui-ci contient aussi des interviews, des morceaux d’horoscope, des extraits de son propre journal. Peu à peu, les personnages du roman de Lamont se mettent à parler. L’un, Martin Halpin, a peut-être tué l’autre, Ned Beaumont, crime adultère dont aucun ne connaît les ressorts. Ils s’interrogent tout haut, naïvement d’abord, avec virulence ensuite, pour finir par refuser le rôle qui leur est assigné. Et à mesure qu’il progresse dans l’écriture de son livre, Lamont est gagné par la dépression : le roman prend alors une tournure schizophrène, jusqu’à la rupture.

Salmigondis s’inscrit dans la lignée des grands modernes de la tradition anglophone. Il contient des listes, des digressions, des expressions obscures : on pense à Flann O’Brien et à Joyce pour les effets de langue, et au Nabokov de Feu pâle, sans jamais savoir exactement si Sorrentino émule ou parodie. Anthony Lamont est peut-être un  » écrivain raté  » au seuil de la folie, mais ce qu’il produit est à la fois brillant et monstrueux. Tour à tour lyrique, confuse et erratique, la langue du roman atteint par moments l’illisibilité. Nec plus ultra de la métafiction contemporaine, Salmigondis est un livre virtuellement intraduisible, rempli d’imperceptibles références littéraires, d’expressions d’époque, d’imitations de brochures, de pastiches d’auteurs classiques, et qui pousse la dérision jusqu’à singer le style universitaire et la critique littéraire. Un objet unique et fantasmatique qui se pose là, inclassable comme un éclat de rire. Un livre défi lancé à la face de son lecteur.