Comme dans Blanc comme neige et Tout se paye, Derek Strange et Terry Quinn, les deux héros fatigués de Pelecanos, arpentent les rues de « l’autre » Washington. Chaque mot fait revivre les bas-fonds de la ville, chaque page sonne juste, le ton s’impose, exact et évident. Une fois de plus, le « miracle Pelecanos » a lieu : le romancier entraîne comme personne dans cette ville sauvage, qui n’a rien à voir, avec ce qu’on imagine de la capitale américaine. Quand s’ouvre Soul circus, Strange est embringué dans une histoire inhabituelle pour lui, écho d’une vieille une dette d’honneur et d’un drame lointain. A la recherche d’indices pour tenter de sauver la tête d’un caïd de la pègre qui vient de tomber, il démêle lentement les nœuds d’un imbroglio dont les racines plongent dans le milieu des gangs qui tiennent les quartiers et n’obéissent qu’à deux lois : celle du silence et celle du plus offrant. Violence, poids de l’argent, poids du malheur en beaux habits qui s’enfonce dans les quartiers : tous les fléaux qui accompagnent la misère s’entrechoquent. Pendant ce temps, au volant de sa Chevelle « qui annonce Regardez moi », Terry, « petit blanc » perdu dans des rues noires où il n’est pas le bienvenu, traque des adolescentes prostituées, en espérant qu’il n’est pas déjà trop tard pour elles. Entre les deux hommes, toujours, une amitié indéfectible. Si leurs visions du monde sont totalement opposées, tous deux tendent au même but : insuffler à ces lieux un peu de justice, voire un semblant de paix.

Derrière, en fond sonore, passe une bande de soul, des airs d’Ennio Morricone ; Pelecanos, comme à chaque fois, donne sa tracklist en dernière page, jusqu’à cet album introuvable, « la version vinyle de Round 2, l’album des Stylistics ». Chez lui, les images sont jubilatoires, véritables cris de rage et de libération, de revendications qui vibrent sous les mots et se diffusent lentement, pesant sur les personnages et rejaillissant quand on croit qu’elles vont s’éteindre. « Dans la plupart des pays civilisés où la peine de mort n’existe pas, écrit-il, il n’y a pour ainsi dire pas de meurtres. C’est parce que les armes à feu sont proscrites dans la rue, la vraie misère y est pas trop répandue et leurs citoyens se donnent un mal de chien pour élever eux-mêmes leurs gosses. Ceux qui sont les plus favorables à la peine de mort sont aussi les plus désireux de protéger le droit des fabricants d’armes d’exporter la mort dans les quartiers défavorisés des centres-villes. Merde quoi, on a un ministre de la justice qui tout en étant partisan de la peine de mort est à la botte du lobby national des armes à feu. Ces conneries là n’ont aucun sens. Tout ce qui est en jeu là-dedans c’est une poignée de politiciens qui essayent de passer pour répressif afin de se faire réélire. Et c’est pour cette raison que tout ça me paraît être de la pure foutaise ». Pelecanos questionne l’Amérique là où elle a mal, là, surtout, où elle refuse de se regarder. Quelle remise en question possible quand son monde est pourri, quand ses enfants ont mal ? Celle, peut-être, de ceux qui apprennent, savent que rien n’est parfait et vivent avec ce savoir. Celle de ceux qui savent qu’il faut parfois jouer avec le diable, ceux qui approchent les tréfonds du malheur et finalement, envers et contre tout, s’efforcent d’avancer. Car il ne faut pas oublier que « le dernier homme debout l’emporte ».