« Le philosophe des Arabes » : c’est l’un des multiples surnoms élogieux que s’est vu décerner al-Kindi, né au IVe siècle de l’Hégire (le VIIIe siècle de l’ère chrétienne), symbole de l’effervescence intellectuelle qui caractérise Bagdad à son époque et incarnation de l’ouverture de l’Islam à la pensée hellénistique. Tour comme Augustin fit office de passeur entre l’Antiquité et la Chrétienté médiévale, al-Kindi fait le pont entre le mode de raisonnement philosophique des Grecs et les problématiques de son temps (c’est ce que désigne l’idée de faylasuf). D’un autre côté, il défend la distinction entre la science humaine, fruit de la recherche et de l’effort, et une science divine, propre aux prophètes, héritiers du don divin. Dans toute son œuvre (ses biographes recensent environ 240 ouvrages), Kindi recherche cet accord entre la foi et la raison ; sa confiance en la révélation guide son mode de questionnement et institue ce que l’on nommera plus tard la « philosophie musulmane ». Recueil de textes justement qualifiés d’ »éthiques », Le Moyen de chasser les tristesses permet de voir à la fois tout un pan de la pensée d’al-Kindi, véritable esprit encyclopédique, et un excellent condensé de ses influences. Le texte principal consiste en une épître où sont exposées les différentes manières de se défaire de la tristesse, sentiment dont est donnée une définition à ce point magnifique qu’elle justifie à elle seule la lecture de tout le livre. La langue de Kindi est raffinée, soucieuse du détail : « Rien n’est plus ignoble pour nous que d’être le jouet des gravats de la terre, des coquillages aquatiques, des fleurs des arbres et des plantes sèches qui deviennent rapidement pour nous un fardeau ». Les sources de la tristesse et les moyens de les combattre sont analysés à la manière stoïcienne, le sens de l’analogie (voire de la parabole) se mêlant à une distinction radicale entre monde sensible et monde intellectuel.

L’originalité de Kindi réside dans la dimension religieuse qu’il instaure Kindi : les choses soumises à la possession commune ne sont pour lui que des prêts du Créateur ; la tristesse qui naît de la reprise de ce prêt, autrement dit de la perte d’un objet chéri, n’est que la marque d’une ingratitude vis-à-vis du Créateur. La tristesse est donc à bannir parce qu’elle incarne notre ignorance de la supériorité des possessions propres, celles de l’âme, et de notre condition d’animal mortel. « La mort est seulement l’achèvement de notre nature ». Ouvrage de propédeutique, L’Epître sur le moyen de chasser les tristesses présente dans le style dichotomique propre à Kindi des catégories essentielles au corpus philosophique passé et à venir. Les notions de nature et d’habitude, d’âme et de corps, ou encore de corruption et de génération, si elles sont exprimées dans un vocabulaire typiquement aristotélicien, délivrent une incroyable puissance évocatrice de la modernité. Descartes et Heidegger sont ici vivement pressentis, ce qui souligne (si besoin était) l’apport colossal de la philosophie arabe à la pensée occidentale. « Le philosophe des Arabes », que l’on commence à pouvoir lire dans des traductions précises, invite véritablement à voir ce lien, cette filiation, dans un style qui plus est magnifique. « Nous disons ainsi : celui qui ne possède pas les choses qui lui sont extérieures règne sur ce qui asservit les rois – j’entends par là la colère et la concupiscence qui sont toutes deux la source des vices et des douleurs ».