Le survivant, c’est cet homme seul, Tender Brandon, qui enregistre son histoire via la boîte noire d’un Boeing 747 vide, à quelque 8 000 mètres d’altitude. Etrange entrée en matière pour ce personnage qui clame, sur le ronronnement du pilotage automatique, que oui, il va continuer à le répéter : il n’est pas un assassin.

Le chemin qui mènera Tender à « cette capsule temporelle » part de la secte Creedish, au sein de laquelle il vécut ses dix-sept premières années, avant d’être rendu au monde réel, où il exerce la fonction d’aide-ménagère. « Galère à plein temps, Dieu à mi-temps. » En parallèle, Tender s’est développé une activité pour ses temps libres : il a créé une sorte de numéro vert pour suicidaires, auxquels il conseille sans embarras « d’appuyer sur la détente. »

En matière de suicide, Tender en connaît un rayon. Les siens -sa propre famille comprise- ont défrayé la chronique en se « délivrant » ; outre le suicide collectif des Creedish vivant au sein de la communauté, les membres éloignés ont pour la plupart suivi le commandement. Tender s’y est refusé. Depuis quelque temps, son assistante sociale, spécialiste ès Creedish, craint pour la vie de son protégé : il semblerait qu’on ait « aidé » certains des membres à se suicider. L’affaire prend des proportions inquiétantes, Tender doit faire preuve de ruse pour échapper aux caméras de télévision qui le suivent. Le survivant devient finalement la chose d’un groupe de publicité. En tant que dernier Creedish vivant, il constitue un excellent argument de vente pour les manipulateurs d’idées. Pour cela, il faut qu’il reste en vie, et les meilleurs représentants de la société capitaliste vont faire en sorte que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles pour Tender.
Jusqu’au crash d’un certain Boeing 747.

Outre l’implacable ombre morbide qui plane sur Survivant -on s’était familiarisé avec ce genre d’ambiances lors de la lecture de Fight Club, premier roman de Palahniuk-, on retiendra un portrait de l’Amérique consommatrice, et de l’Occident en général, extrêmement cynique. Tender Brandon, marginal désabusé, montre du doigt les travers de la bienséance de surface avec un humour acide. Formé par les siens aux « trucs » insoupçonnés de la parfaite ménagère -la mie de pain pour ramasser le moindre éclat de verre, le savon sec sur le pli de l’envers du pantalon au moment du repassage-, garant de l’étiquette auprès de ses employeurs, il s’avère finalement être un fumiste hors pair, manipulateur en diable et bien décidé à dépasser chaque difficulté que la vie place sur son chemin. La distance imposée par sa marginalité et son rapport à la mort lui ont appris une chose fondamentale : « le facteur le plus important pour faire de vous un saint est la couverture de presse que vous obtenez. » Autant dire que, sous cet angle, la vie devient le royaume de ceux qui savent tirer la couverture à eux. Parce qu’il a compris cet état de fait -le déplacement des valeurs encadré par la surmédiatisation-, Tender peut devenir le centre d’un monde où le salut se négocie en termes de parts de marché. Quant à ceux qui n’ont pas de témoins pour attester leur existence, ils peuvent toujours se supprimer : ils seront comme « cet arbre qui dégringole dans la forêt et dont personne n’a rien à branler. »