Il faut reconnaître que le titre n’est pas très engageant, que la (belle) photographie sur la couverture (signée Denis Darzacq) n’évoque à première vue pas grand-chose, et que la relative austérité des premières pages n’aide pas à entrer facilement en matière. Heureusement, l’éditeur (Le Nouvel Attila, l’une des deux branches issues des ex-éditions Attila) a eu une idée astucieuse pour happer le lecteur : dans le rabat de la quatrième couverture, une série de dates et d’événements, depuis Hésiode au VIIIe siècle avant J.-C. (qui appelle « Ether » le fils du Dieu des ténèbres et de la Déesse de la nuit) jusqu’à Yves Klein en 1956 (date d’homologation de son fameux bleu IKB) en passant par 1644 (Torricelli crée le premier vide artificiel à Florence) ou 1918 (Malevitch peint son Carré blanc sur fond blanc). Quel rapport ? C’est précisément la question à laquelle répond Baccelli dans ce récit à la fois minimaliste et très dense, qui tient aussi bien du roman que du quasi essai politique, voire philosophique, puisqu’il est articulé autour d’une idée fixe, une colonne vertébrale, qui consiste à voir l’histoire de notre civilisation comme une sorte de course vers le vide, l’abstraction pure, commencée dans la mythologie, continuée dans les sciences, poussée dans les arts et terminée à présent dans la finance mondialisée.

Reprenons. Le narrateur, Pascal, vient de plaquer son job auprès de John Edward Forese, spéculateur génial, chef d’un empire de 17 000 employés, gestionnaire de la fortune de 300 sociétés, propriétaire d’avions et de châteaux, amoureux d’art et grand collectionneur. Un mélange de Pinault, Soros et Buffett, si on veut, mais avec en plus une touche érudite, voire mystique, qui le fait passer du rang de requin de la Bourse à celui de financier-philosophe, bref, de personnage de roman. Sa grande force, ce sont ses logiciels fabuleusement performants pour acheter et vendre des valeurs sur des durées minimales, avec des algorithmes de son cru dont on se demande où il les trouve. « L’astuce de ces logiciels, explique Pascal, c’est de prétendre vouloir acheter des millions d’actions et de se défausser soudainement juste au moment où le cours monte, réalisant un gain dans le minuscule écart créé par ce jeu de dupes. C’est ainsi que JEF a bâti sa fortune, en coupant l’herbe sous le pied des boursicoteurs et des petits fonds de pension. Combien de faillites, combien de familles ruinées à cause de nous ? » D’abord fasciné, ensuite dégoûté, Pascal a claqué la porte, abandonnant au passage la femme qu’il aime, et s’est embarqué sur son voilier pour se perdre dans l’immensité bleue, si parfaitement monochrome, si proche d’un tableau de Klein. Idéale pour percer à jour le secret des logiciels de JEF, dont il a emporté une copie sur clef USB, avec l’intention de casser les mots de passe. Idéale, aussi, pour réfléchir sur cette dynamique de l’Occident qui, depuis des siècles, semble pousser toujours plus la course à la dématérialisation, donc au vide : après avoir conceptualisé le vide en pensée, créé le vide dans des tubes, peint le vide sur toile, on achète et vend désormais du vide, avec des milliards d’opérations virtuelles, déconnectées de la réalité, comme une bulle au-dessus du monde réel, menaçante pour lui…

Le dispositif imaginé par Baccelli est sobre, mais efficace : l’intrication des confidences de Pascal sur son cheminement maritime, de ses souvenirs sur JEF et de ses méditations sur Galilée, Klein ou Hubble, idéalement condensées (156 pages à lire d’une traite, comme une traversée), créent une sorte de roman théorique compact et insolite, qui déjoue les pièges de son thème central (il y a quand même quelque chose de kamikaze là-dedans : un roman sur le vide) et fait habilement miroiter les motifs collatéraux de celui-ci : les monuments que les religions (les vraies, mais aussi la finance qui en est une à sa manière) sont capables de construire sur rien (une hypothèse ou, s’agissant de la finance, une valeur virtuelle), la disparition des repères (Pascal sur sa mer infinie, le carré blanc fondu dans un autre carré blanc, la perte des proportions dans l’univers des chiffres financiers, etc.) et, finalement, le vide des vides, la mort (JEF a un cancer). On voit que sous son petit format, le vide ne menace précisément pas ce roman. Une petite phrase, pour conclure : « Là où le vide demeure, Dieu n’aurait pas sa place ».