Les joueurs de Wii music forment une sorte d’élite dévoyée, un groupuscule décadent. Pour rappel, la dernière création de Miyamoto permet d’interpréter des versions raccourcies de morceaux connus en faisant du mime façon « air guitar » mais dont le principe est étendu à une soixantaine d’instruments. De fait, quand on a développé un goût très sûr en matière de divertissement vidéoludique, on n’entre pas, à priori, dans Wii music par amour du bon son mais excité par une pulsion destructive cynique. Même les pubs à la TV le montrent : Wii music, c’est le dernier rythm game avant la fin du monde. « C’est Mozart qu’on assassine », pour reprendre l’excellente formulation du test de Nicolas Verlet sur Gamekult. On entre en Wii music comme le double punk de l’entrée en littérature : pour faire mal, pour faire bruyant. Moi aussi, je veux massacrer Material girl et le Danube bleu. Ivre mort, j’espérais même pouvoir salir du Michel Sardou (hélas absent de la playlist) et hurler des horreurs en réduisant en cendres le pathétique Ne m’appelez plus jamais France. Enfin, tout cela ne semble exiger chez l’individu aucune prédisposition à la perversité. Avec un minimum de mauvais esprit, tout dans Wii music se prête au jeu de massacre.

Les sonorités midi, plaisantes sur quelques instruments, forment la plupart du temps un matériau sonore basse fidélité à l’heure où les tracks de Guitar hero et Rock band sont enregistrés en studio, parfois même par les musiciens qui les ont composés, avec un souci de restitution du son qui confine au fétichisme gratteux. Par ailleurs, s’il est difficile de nier le caractère limpide et bien pensé de son interface, l’habillage familial sucré de Wii music opère encore un virage à 180° avec la culture Rock revendiquée, initié par Guitar hero, les délires manga shonen de Ouendan ou l’habillage « fan2 » de Singstar. Dans le titre de Nintenbo, tout est lisse, souriant : ça dégueule de pailettes et s’étouffe sur des arcs-en-ciel. Et que dire de la track list ? Si une cinquantaine de morceau semble constituer un réservoir boeuf respectable, dans les faits, seule une poignée de vieilleries sympathiques se démarque d’une programmation remplie de comptine pour enfant, de folklore ringard et de morceaux classiques aux détours desquels on s’étonne de l’absence de l’hymne de l’eurovision ou de La Danse des canards. Affaire classée, donc, pour le divertissement musi-caca-l ultime ? Condamné à n’être aimé que des familles nombreuses insensibles au calvaire sonore des Bontempi ou des gamers goguenards en quête de jeu bruyant à youtuber et à boire ?

Probablement. Sauf que l’entrepreneur en démolition sonore pourrait bien se faire avoir à un autre jeu. Là où Wii music tend la perche pour se faire battre en autorisant que l’on joue faux sans l’arrêt brutal du morceau et sans sanction de score culpabilisante et paternaliste, il laisse libre court à une expérimentation d’un nouveau genre. Là où il oblige ses pratiquants au mimétisme, il introduit sans accessoire encombrant et coûteux au plaisir physique de la pratique musicale par l’imaginaire. Ca n’a rien d’une affaire de constat : il est pour ainsi dire impossible pour un simple spectateur de Wii music ici de comprendre ses véritables enjeux. C’est une affaire d’expérience ; en l’occurrence d’une expérience quasi-religieuse, tant se prendre à aimer Wii music tient de la révélation. Ca peut vous prendre en plein milieu d’un boeuf massacre de Mon beau sapin. Vous jouez à plusieurs en quête du résultat le plus grotesque ; le bruit de la batterie, haché comme une loop d’Aphex twin, recouvre presque tout, pourtant vous entendez encore le son de votre saxophone. Et là, au détour d’un refrain chancelant que vous trashez pour la seconde fois, vous envoyez comme par erreur cinq petites notes parfaitement posées et en état de grâce alors qu’elles n’ont même pas leur place dans le morceau original là où vous les avez mises. Machinalement, vous essayez à la mesure suivante de les replacer exactement comme vous venez de le faire. Miracle ! Ca fonctionne. It’s Alive ! Vous venez subitement de créer quelque chose qui n’appartient qu’à vous, d’introduire de l’intime à l’intérieur d’un morceau qui appartient à tout le monde.

C’est un fait, Wii music n’est absolument pas conçu comme les autres rythm game. Là où un Guitar hero fait défiler ses morceaux sur le principe du papier à musique (une série d’input déterminés en fonction du mode difficulté choisie et auquel le joueur doit répondre par la touche correspondante au timing adéquat), Wii music considère chaque morceau comme des étendues sonores composées de 6 pistes (une mélodie, une ligne d’accord, une harmonie, une basse, deux percussions) saturées de notes, où le joueur vient librement puiser « du son » à l’instant qui lui sied, guidé par son envie de se conformer au rythme, son envie de s’en détacher ou, plus largement, son intuition. Il n’y a pas de fausses notes possibles, pas de silence autre que le repos volontaire de l’interprète. Ca n’a l’air de rien mais cela signifie que les développeurs de Wii music (à leur tête, Kazumi Totaka, l’immense compositeur de la série Animal crossing, ici producteur) ont pensé et comblé tous les silences connus des morceaux de la playlist de façon à ce que le joueur trouve et expérimente un son possible et harmonieux, même là où le titre original demeurait silencieux. Les musicologues et les développeurs apprécieront de concert le casse-tête conceptuel qu’a du constituer un pareil parti-pris.

Mais si on permet au joueur de faire jaillir de la musique de n’importe quel sillon de ce nouveau champ sonore des possibles, comment l’évaluer ? Comment sanctionner ce qui, au fil des interprétations différentes, n’appartient finalement qu’au jugement esthétique… au bon goût ? Comment évaluer le bon goût musical, la pertinence de l’interprétation, ce qu’on appelle communément l’Oreille, dans un jeu vidéo ? A cette question piège, les équipes de Nintendo répondent par un dispositif d’un bon sens désarmant : l’autoévaluation. Après avoir enregistré son morceau piste par piste (instrument après instrument), le joueur se voit donné le spectacle de son interprétation finale puis sollicité pour s’attribuer une note. Laxiste ? Non. Confiant dans cette évidence qui anime déjà la philosophie Karaoké. Même le plus piètre mélomane sait quand il chante faux ; et encore, lui n’a pas l’occasion de voir son replay.

De l’interprétation rigoureuse personnelle et inédite d’un vieux tube disco au défouloir à plusieurs sur le pont d’Avignon en mode hooligans, Wii music devient ce que l’on en fait.

Un concept ludique unique mais polymorphe qui sous un habillage familial réducteur refuse de trancher dans ses mécanismes entre l’expressivité de l’air guitar et la discipline musicale autodidacte, l’expérimental et le populaire, Philip Glass et Licence 4. Privé de scoring, n’imposant aucun investissement (ou plutôt si, mais laissé à discrétion du joueur), on pourra sans doute ergoter des heures pour savoir si oui ou non Wii music rempli son contrat de jeu vidéo et critiquer les aspérités de son contenu ; mesurant le pas de géant qu’il vient de faire faire au jeu musical dans son ensemble, et pour citer d’autres génies du son : Never mind the bollocks.