Documenteur, selon une expression chère à la cinéaste, Les Plages d’Agnès fait retour sur la vie d’Agnès Varda, passant en revues les lieux, les gens, les péripéties ou les idées qui ont constitué sa vie. Le cinéma d’Agnès Varda a toujours eu une étrange façon d’égrener des vérités atroces avec une sorte d’enjouement de petite fille, comme si elle avait enfoui tout sentiment d’effroi dans le fin fond de son âme, ne laissant paraître à la surface que la gaieté apparente des choses. Rarement film de Varda aura pourtant été aussi funèbre, qui évoque comment la mort dévore tout sur son passage et détruit ce qui nous est cher (toute une génération y semble partir en fumée) et à laquelle la cinéaste ne peut opposer rien d’autre que la mise en scène de sa propre vie, comme l’atteste le petit jeu de miroir dans la séquence qui ouvre le film sur l’une des plages éponymes. Les sourires de Varda y apparaissent tantôt apaisés, tantôt teintés d’amertume, et son visage même semble un palimpseste nourri de tous les objets extraits du grenier de sa vie.

Cette dimension de jeu (jouer avec les souvenir, dire les choses sur un mode faussement anodin, monter le film sur le mode du « mara-bout-de-ficelle ») n’empêche malheureusement pas le film de tomber de temps à autres dans un pathos facile (la séquence des roses à Avignon). Il faut parfois également aimer la poésie simplette d’un Prévert (avec qui la cinéaste partage un goût de l’énumération de choses communes) pour apprécier ces plages dont les effets de collages poétiques (du sable rue Daguerre) frisent souvent la blague potache, le Jean-Christophe Averty du pauvre. Pourtant, rien n’empêche une émotion persistante de sourdre du film, qui éclôt et vient piquer tel un aiguillon, lorsque Varda évoque Jacques Demy. Les mots y sont mis sur les choses (le Sida dont Demy est mort), plus ou moins allusivement (le mot homosexualité n’est pas prononcé). Mais surtout, au delà des secrets de polichinelle, qui n’ont au fond que peu d’importance, c’est la tendresse intacte de Varda qui est mise en scène par la cinéaste elle-même avec un sens du dosage sentimental que pourraient envier beaucoup de comédie romantiques ou de drames amoureux.

Il y a par exemple une émotion propre à cette photo de tournage, nous montrant Varda derrière un combo (le moniteur de contrôle qui permet de regarder une scène au moment où elle se tourne) lors du tournage de Jacquot de Nantes. Varda y tient la main à un Jacques Demy, malade, très diminué, assis derrière elle. Demy est déjà absent, et son visage fané contraste avec l’expression joyeuse de Varda, souriant probablement à une séquence comique du film. La mort est là, qui travaille, et le cinéma, les photographies n’y peuvent rien, artefacts qui nous donnent l’illusion d’une persistance des choses. Au delà de cette émotion, il y a pourtant quelque chose d’un peu malaisant ici : l’absence complète du cinéma d’aujourd’hui dans l’œil curieux de Varda. La jeunesse s’y résume aux assistants et à la famille. Nul jeune cinéaste, nul jeune acteur (hormis son fils, Mathieu Demy) ne viendra faire un tour de piste et égayer un peu ce sombre paysage.

Agnès Varda a beau dire, in fine, que plus que le monde, c’est le cinéma qu’elle habite, on ne peut s’empêcher de penser que pour elle, rien n’existe d’autre que le cinéma qu’elle et ses pairs des années soixante ont inventé. Terrible non-dit, terrible impensé que cette non-présence. Au sortir du film, le spectateur reste anéanti par tant d’abandons à la mort, par tant de vieillissement, la cinéaste refusant tout héritier, toute passation. A ce titre, la maison cinéma qui clôt le film (Varda trônant au milieu d’une pièce entièrement constituée de rubans de pellicule lors de son exposition à la Fondation Cartier), apparaît moins comme une maison généreuse et ouverte aux quatre vents, que comme une sorte de tombeau qui engloutira le cinéma lui-même quand l’inéluctable finira par se poser sur la cinéaste.