Il faut vraiment être dans un état d’esprit particulier pour apprécier Viva Piñata. On peut appeler ça une bonne grosse flemme, ou une certaine forme de lassitude passagère qui donne envie de prendre un peu de large, de ne plus trop s’impliquer dans quoi que ce soit, de regarder d’un air blasé la pile de jeux-à-ne-pas-manquer prendre la poussière. Jouer à Viva Piñata, c’est faire une pause, une très longue pause, dans une espèce de néant vidéoludique sans queue ni tête, sans finalité, sans but, sans rien même de ce qu’on pourrait attendre d’un jeu de ce genre -sandbox, aquarium, appelez ça comme vous voudrez. Un puits sans fond, qui n’étanche jamais la satisfaction et la soif de réussite du joueur. Un cauchemar pour les ayatollahs du 100%, les no-life au bout du rouleau. La preuve : après des dizaines et des dizaines d’heures passées à retourner le jeu dans tous les sens, je n’ai toujours pas compris où ce jeu voulait en venir… Et pourtant je continue inlassablement à cultiver mon petit carré de verdure à la recherche d’une Révélation que je ne trouverai sans doute jamais.

Alors que l’on vient juste d’apprendre que le studio vient de perdre ses deux co-fondateurs, Tim et Chris Stamper, quel bilan peut-on faire des dernières années de Rare, créateur de ce jeu étrange et d’un certain nombre des meilleurs titres sortis sur N64 ? Le studio anglais, passé de Nintendo chez Microsoft, était presque parvenu à se débarrasser de cette maladie contagieuse qui ronge les concepteurs de plateformers et les plagiaires de Zelda : la collectionnite compulsive. Longtemps considéré comme le spécialiste de la chasse à l’item-qui-ne-sert-à-rien, Rare a su calmer ses ardeurs, revenir à un équilibre plus raisonnable entre l’indispensable et l’accessoire, dans ses dernières -et très mineures- productions (Starfox adventures : Dinosaurs planet, Grabbed by the ghoulies, Kameo). Viva Piñata ressemblerait presque à une rechute, ou à un immense cri primal de soulagement : un jeu uniquement basé sur la collection, sans complexe, ni détour, ni prétexte. Le principe est simple : propriétaire -et prisonnier- de ce qui ressemble, au début du jeu, à un petit terrain vague jonché de détritus, le joueur doit, à l’aide de quelques outils basiques, créer des conditions particulières pour convaincre les animaux en peluche aux couleurs criardes qui gravitent autour de votre jardin de s’y installer et, éventuellement, d’y copuler comme des lapins. Une sorte de Pokémon en charentaises, de monster hunt casanier, dont le crédo ne serait plus « attrapez-les tous » mais « attirez-les tous ».

Comptez une petit dizaine d’heures avant d’avoir fait le tour de tout ce que Viva Piñata peut vous offrir. Un peu radin, un peu chiche, le jeu de Rare se met très rapidement en mode pilotage automatique, referme la boîte à idées, interrompt le flot des événements qui pourraient sortir le joueur de sa torpeur. Ce qui pourrait lui être fatal si il n’y avait pas, derrière un gameplay profondément répétitif, un certain talent pour nous retenir sur ce navire qui prend l’eau de toutes parts, et nous convaincre de recommencer inlassablement les mêmes actions, de se retaper ad nauseam le même mini-game foireux qui se déclenche à chaque fois que l’on persuade deux Piñatas de s’adonner aux plaisirs de la chair. Une question de forme, peut-être. De la thématique végétale de l’interface aux magnifiques décors d’arrière-plan, tout a été pensé avec une cohérence qui inspire le respect pour un vrai travail d’orfèvre amoureux de sa propre création. Ce qu’on appelle le souci du détail, jusque dans la façon très délicate de décomposer l’animation d’un arbre en train de pousser. Et aussi, probablement, jusque dans la manière de provoquer chez le joueur un irrésistible désir de possession. Chaque apparition d’une nouvelle Piñata se fait au moyen d’une charmante cinématique qui résume en quelques secondes tout ce qui constitue le caractère et le comportement du nouvel arrivant. Qui n’aurait pas envie d’avoir dans son jardin un éléphant rose qui passe le plus clair de son temps à lâcher des pets en Dolby Surround et de renifler d’un air ahuri ses flatulences avec sa trompe ? Torturé par l’irrépressible envie de voir chaque bestiole s’épanouir dans sa propre propriété, et de pouvoir étudier plus longuement son comportement, le joueur accepte sans broncher de se soumettre à toute une série de mini-objectifs qui se succèdent les uns aux autres dans un rythme effréné.

De fait, Viva Piñata ne fonctionne pas vraiment comme un Sims, un Animal crossing ou un Harvest moon, des jeux auxquels il est souvent abusivement comparé : trop limité, son bac-à-sable se doit d’être en perpétuel renouvellement pour éviter la sclérose et ne laisse pas le temps au joueur de s’approprier son petit microcosme, de s’attacher à ses habitants ou même de sentir qu’il possède une influence directe et réelle sur l’évolution d’un monde dont il n’est qu’un démiurge passif. Pourtant, le charme agit, contre toute logique. Jeu maladroit et parfois paresseux, Viva Piñata est peut-être plus l’oeuvre d’une équipe d’animateurs surdoués qu’un tour de force de game-designer, un titre qui se laisse regarder, hypnotise le joueur avec ses couleurs agressives, un univers bucolique et parfois suffisamment cruel pour éviter l’infantilisation. Un vrai jeu-trip qui masque ses carences derrière le prétexte d’une expérience visuelle et auditive accrocheuse, à laquelle on s’adonne pleinement, un peu honteux mais complètement béat, comme un junkie en manque d’extase contemplative.