A chaque nouveau tressaillement irraisonné de sa discographie, on se dit que c’est la dernière fois qu’on se fait avoir par Sufjan Stevens. Le gars n’arrête pas de demander qu’on le laisse tranquille, mais il n’en finit pas de revenir, alors on s’agace, on l’abhorre même un peu pour faire toujours la même chose et pour la complaisance de ses tics. Et alors qu’on s’endort un peu sur les cendres chaudes de ses disques désarmement bons, il revient avec un gros machin embarrassant, et on se rue quand même dessus. Un truc tellement énorme, en fait, tellement humiliant mais assumé, qu’il finit par en devenir proprement fascinant, comme une intoxication alimentaire.

Explications : il y a dans ce coffret épais comme un pouce cinq longs EP, enregistré chaque Noël depuis 2001 (sauf en 2004, pour cause de surmenage Illinois), un poster, un comics de Tom Eaton, trois textes de Stevens, un texte de Rick Moody, des stickers, le gros livret pour karaoker en chœurs. Tout ça dispo moins de six mois après la publication des chutes d‘Illinois et après avoir juré, craché que l’on ne l’y prendrait plus à nous bassiner les oreilles avec son banjo. Stevens y reprend la plupart des carols et mélopées emblèmes de la période maudite versant WASP, fait son office de fouilleur cultivé (moult rengaines médiévales d’Europe adaptées et traduites), place un bon paquet d’inédits inégaux, même quelques pépites magnifiques égrenées en chemin, et sufjan-ise le tout avec bells et mesures impaires par milliers. C’est accordé, les disques ont été élaborés dans le temps, sans ambition globale, pour les amis, et Stevens se justifie en préambule du livret d’avoir préféré publier l’intégrale de chaque disque dans sa forme originale, fautes et laideurs incluses, plutôt que de pondre un best of rabougri, presque comme un prétexte pour remplir un vrai paquet-cadeau. Assumant la complaisance absolue du projet, Sufjan règle en même temps ses comptes avec ses détracteurs qui le tancent en petit bigot déguisé en costume d’indie kid, jouant plus que jamais sur l’ambiguïté de son discours religieux, en même temps qu’il ironise sans cesse sur les travers évidents de son projet, tarte à la crème absolue de l’entertainment à l’américaine.

La musique elle-même, souvent, sort grandie d’une production plus brute, souvent émaciée, joyeusement approximative, les highlights fleurent presque tous une americana en lien direct avec l’Anthology of american folk music et le Christmas de John Fahey, entre sauvagerie antique et conservatisme patenté. Stevens fait aussi le malin, transformant un carol en mini Music For 18 Musicians, dévitalisant Little drummer boy en l’harmonisant à l’extrême, toujours avide de musique-mystère, cachant quelques lignes noires et histoires sordides dans le paquet (Did I make you cry on Christmas ? (well, you deserved it !). Comme il explique, « à son pire, la musique de Noël est sentimentale et bénigne, à son meilleur, elle est mélancolique et sublime ». Et au-delà de l’affreuse rengaine sur le véritable esprit de Noël glissé dans le texte autobiographique qui clôt le livret, ce songbook monstrueux renferme avant tout un bon paquet de déchirantes vistas sur un auteur définitivement immense, un album sur Sufjan-à-Noël plutôt qu’un album de Noël. Pas vraiment un cadeau en somme, mais un grand moment de solitude.