Le jeu vidéo se fait souvent le théâtre d’un conflit interne qu’on aime ramener à un dilemme moral : quelle frontière tracer entre l’immersion et l’incarnation totale ? Investi de ce même doute, Ghost recon future soldier apporte sa pierre à l’édifice, sans soucis de subtilité pour autant. Enième volet d’une saga sans âme labélisée Tom Clancy, le jeu étale ses prophéties géopolitiques avec la même désinvolture néo-con qu’aux premiers temps. Déjà moribonde, l’infiltration se voit désormais supplantée par la nouvelle hégémonie du match à mort, sous couvert d’intervention chirurgicale en zone chaude. Suivant doctement sa ligne de rentabilité, ce nouvel épisode a clairement compris de quoi est faite la nouvelle étoffe de l’héroïsme militaire. Son martèlement de stimuli en flux tendu, sa subjectivation embedded de sensations et son interface technologique, qui déjoueraient presque sa nature première de TPS, en sont les symptômes évidents. Déjà éprouvée par Splinter cell conviction et Syndicate, cette nouvelle mode de codification du monde, assimilant son décor à une immense enseigne d’informations contextuelles, marque l’évidence d’une évolution logique. L’amalgame progressif entre joueur stratège et spectateur medium, déchiffrant le réel comme un algorithme sur tableau noir, n’est plus une simple mise en abîme stylée du jeu vidéo, mais bien un gameplay acquis et institutionnalisé.

Contrairement aux pensums cramponnés sur cette même posture, Future soldier a le mérite d’honorer son minimum syndical de shooter appliqué et flexible. Là se situe peut être la ligne de partage de l’incarnation où il aurait pu s’abîmer, préférant une version jubilatoire et fantasmagorique de la sophistication militaire à une vision d’oracle. Fantasmagorique, le nom fait tâche dans une série qui s’échine à singer un photo-réalisme de situation. Mais cette manie de multiplier les effets graphiques sur le décor, associé à son usage outrancier des filtres numériques, participent à une déréalisation du terrain de jeu qui pourrait, semble-t-il, lâcher à tout moment sous les pieds de l’avatar. A se demander si, finalement, on ne serait pas dans le même simulateur virtuel version kaki qu’Assassin’s creed ? De ce doute, Ghost recon se fait moins le prétexte d’une méditation phénoménologique qu’une respiration anar au milieu d’une débauche de solennité. Un niveau intégralement dans le blizzard où la vision infrarouge est de rigueur permanente, verra ainsi pas mal d’automatismes déroutés devant une progression et des décors réduits à une pure abstraction. Un autre verra le fameux HUD lâcher sous le coup d’un bug. L’affichage, devenu fou, pointera alors des ennemis inventés de toutes pièces, le radar ne dissociant plus la menace de son leurre. D’abord plausible (le jeu étant vraiment buggé de toute part, on croit d’abord à une nouvelle avarie), le passage en devient vertigineux. Alors que le jeu militariste se voit sans cesse affligé d’une crise identitaire, assimilé soit à un détonateur psychotique pour meurtrier de masse soit à un tremplin officieux de recrutement, ce passage a au moins ce mérite de désamorcer tout soupçon d’identification par le medium. L’usage outrancier de ses gadgets (le camouflage optique, notamment) réduit certes l’avatar à une coquille translucide, propre au transfert de son contrôleur. Mais, il semble aussi contredire ce passage : à force de jouer aux fantômes, ces Ghost recon ne sont jamais loin de devenir fantomatiques. Cette jouabilité, subitement désemparée devant ce retour à l’archaïsme (on se croirait revenu au temps des shooter 90’s), imprime, par la métaphore, l’angoisse d’un genre face à ses ambitions. Soit cette dépendance aux chimères d’un tout-visuel de plus en plus avide, dernière étape probable avant la dissipation totale.