Ambitionner de voir The Three stooges dans des conditions à peu près normales (en v.o., par exemple) relève du chemin de croix. Ce grand calvaire, comme on l’a connu, il serait dommage de ne pas le raconter. Le dernier film des frères Farrelly, forcément très attendu malgré des oeuvres précédentes assez moyennes, n’écope donc que d’une sortie technique. Chose triste, mais guère étonnante. Plus du tout les rois du box office depuis Fous d’Irène, les réalisateurs ont déjà connu chez nous ce genre d’aléas (avec Terrain d’entente), et ressuscitent ici un trio de comiques surtout connu outre-Atlantique (mais très célèbre là-bas, au point qu’il existe un The Three stooges, the game sorti sur consoles). Aucune projection de presse n’ayant été organisée, on prévoyait de rattraper le film en salle mercredi, ignorant encore à ce moment-là que la seule copie disponible à Paris serait une version française, et que l’unique diffusion en région parisienne, à Villeneuve-la-Garenne, le serait aussi. On se voyait déjà sillonner l’hexagone à la recherche d’une version originale, partir en Gironde, s’acheter une carte Michelin, et on aurait perdu notre temps puisque les dix misérables copies distribuées en France, notamment dans ce département, sont toutes dans la langue de Molière. Molière, et pas Shakespeare. Alors on est tombé dans la pègre, on a téléchargé sur le Net, et les ennuis ont continué. Premier fichier, « three_stooges2012.avi », après une heure d’attente : version espagnole. Une heure plus tard, second fichier : version canadienne (bien meilleure, entre parenthèses, que la française). Une heure encore plus tard, au troisième essai, on tenait enfin la fameuse version originale.

A peine le film commence-t-il que s’ouvre un univers d’une légèreté inespérée, un burlesque nu, pur, aérien, enfantin, totalement enchanteur ; une sorte d’exfoliation du gag farrellien, débarrassé de toute peau morte. Retour à sa fibre mécanique et humaniste, aux propriétés physiques du slapstick à la Dumb & Dumber (lequel contenait déjà des moments tout à fait poignants) après les pas très originaux, même si souvent drôles, Les Femmes de ses rêves et Bon à tirer. Ici, ce sont des frères attardés, inséparables, mais qui se battent en permanence sans pour autant jamais se blesser, qui s’équilibrent affectivement dans le rapport de force. S’ils tordent un cou en frappant, ils refrappent avec la même violence pour le redresser. On décerne dans les gesticulations des trois Stooges les mouvements contradictoires des frères siamois de Stuck on you, la « maigreur obèse » de Gwyneth Paltrow dans Shallow hal, la schizophrénie de Jim Carrey dans Fous d’Irène, etc. : les Farrelly dénudent leurs inventions pour les exposer, simplifiées jusqu’au rouage, au linéament, jusqu’à la toute petite enfance et l’idiotie immaculée. Le film, qui ressemble à un muet en 16/9, déroule un vide étrange dans lequel les gags apparaissent ex-nihilo, fantastiques dans un cadre réaliste, cruels dans un cadre paisible, comme autant de petits spectacles improvisés par des enfants. Plus beaucoup de langage, surtout des cris de bête, des aboiements, des geignements effrayés.

D’une tenue quand même beaucoup moins bonne que celle des chefs-d’oeuvre de leurs auteurs (Shallow hal, Stuck on you), The Three Stooges a tout de la page blanche, du nouveau départ, de la mise à plat. Il faut accepter (ou non) le froid que jettent un certain nombre de gags, éclatant de nulle part, éculés ou pas toujours fameux (scène des bébés) mais toujours au moins rattrapés par la puissance régénératrice, revitalisante des personnages, qui serait tout à la fois celle de la force nerveuse, de la cruauté et de l’innocence.

The Three Stooges des années 30, disons-le tout de même, déployaient déjà un comique violent, un peu trash, dans lequel les trois clowns (une coupe au bol, une coiffe hirsute, une boule rasée) passaient leur temps à se coller des baffes, à s’envoyer des fingers jab, se balancer des coups de marteau, de massue, s’électrocuter, s’étrangler – chaque frappe se soldant par un cri de stupeur plutôt que de douleur, et surtout par un son creux, bruit de casserole, klaxon, bouchon qui saute…, comme pour en atténuer la violence (mais témoignant sans doute aussi, à l’époque, du plaisir enfantin à utiliser les possibilité du son, du parlant). Tous ces détails, les Farrelly les reproduisent tels quels dans un irréalisme bondissant, faisant du corps une machine démontable et remontable, prétexte à recollages et assemblages divers.

Le trash, chez les Farrelly, aura dans ses meilleurs moments toujours été un moyen de désassembler le corps, de dé-privatiser ses organes, de les partager avec les autres, comme force projective (merde coulante, pets, pisse, furoncles murs, éjaculations, etc.), et une manière d’introduire tout ce que les auteurs ont eu à dire sur les schizos et les freaks (souvenons-nous seulement, dans Shallow hal, de Jack Black, en couple avec une obèse, se considérant comme le plus gros des deux), ainsi que sur leur conception démocratique du cadre. Les trois corniauds du dernier film ne sont rien d’autre que des siamois triplés (on les gifle tous les trois en même temps, en une seule claque), abandonnés à la naissance, laids comme des poux, facétieux même quand ils dorment, totalement marginaux – des freaks en somme, et dont l’autre monstruosité serait d’appartenir au cinéma burlesque des années trente, d’être égarés en 2012. On pense évidemment au largage absolu des deux autres frères du film, c’est-à-dire aux Farrelly eux-mêmes, dont les films ne marchent plus et qui semblent réaffirmer, avec The Three stooges, leur choix de la marge. Et leur désarroi vis-à-vis de ce qu’on dit et fait des monstres aujourd’hui (la télé-réalité par exemple, dans laquelle l’un des trois frères se retrouve enrôlé).

Il faut voir l’équilibre de forces par lequel le trio ne cesse d’éprouver son élasticité physique – qui est aussi une élasticité du gag (cf. les superbes gags distendus de la flèche, du fer de masse), mais aussi et surtout, c’est ce qu’on aime le plus chez les Farrelly, celle d’un lien affectif invisible noué par le violent abandon initial, et qui se tisse toujours sous et contre l’apparence extérieure des corps (ces machines plastiques ou métalliques, bricolables, bidouillables). Dans l’ultime scène du film, les frères Farrelly avertissent les enfants que les armes utilisées dans le film sont en caoutchouc. Epilogue moins didactique que théorique (et comique bien sûr), puisque les réalisateurs n’apparaissent pas en chair, mais prêtent leurs voix à deux playboys hyper musclés. Les trois corniauds ont un humour d’orphelins éternels. Orphelins ou pas, les deux autres stooges, derrière la caméra, l’ont aussi, et on est contents de les retrouver.