J’ai vu un puma contorsionniste qui à la suite d’un gros coup de massue se mettait à faire la toupie en suspension pendant au moins deux bonnes minutes avant de s’écraser lamentablement au fond d’un ravin. J’ai vu un elfe noir qui traversait les murs d’un troquet minable tout en se plaignant d’être cloué à son fauteuil à la suite d’une absorption abusive d’alcool. J’ai vu divers objets et créatures léviter, un lustre pris de convulsions, j’ai même vu un ogre pratiquant l’auto-fellation… Il y a énormément de choses à raconter sur Oblivion, au-delà des situations cocasses provoquées par les nombreux bugs, inévitables pour un jeu de cette ampleur. Difficile de parler d’un jeu sur lequel on passe plus d’une centaine d’heures, de faire la synthèse de tout ce qu’on y vit, de ces multiples histoires dont on a été le héros. Au fil des épisodes, The Elder scrolls s’est de plus en plus imposé comme un jeu « bac à sable », quitte à rester très scolaire et conservateur sur ses fondamentaux RPG. A tel point qu’il serait presque anodin d’en décrypter les mécaniques, de toutes façons toujours à peu près les mêmes, à quelques points plus ou moins controversés près. Mieux vaut s’attarder sur cette vie virtuelle qui nous est offerte, sur ses possibilités, sur ses limites, sur ce qui nous pousse à ne plus jouer qu’à ça, pendant des semaines. Que dire, en vérité ? Que je ne me suis jamais véritablement amusé à parcourir les très nombreux donjons copiés-collés proposés par Oblivion, dédales simplistes qu’il faut vider de ses occupants, gobelins hystériques, nécromanciens zapatistes ou ces atroces spectres dont les beuglements nazgûliens nous vrillent les tympans. A chaque fois que je pouvais éviter d’aller casser du mob dans des souterrains mal éclairés, je ne me faisais pas vraiment prier. Je ne verrai donc jamais ce qui se cachait dans les profondeurs les plus intimes de ces 200 donjons laissés à l’abandon, mais je peux facilement le deviner : une vingtaine de créatures vindicatives, des coffres contenant quelques piécettes, deux ou trois potions, ou, par chance, une vieille épée rouillée.

On peut donc tout à fait passer 150 heures sur Oblivion sans être obligé de jouer les grosbills. En étant suffisamment réfléchi et en choisissant soigneusement sa classe, on peut même atteindre son niveau maximum sans porter le moindre coup d’épée. Chaque donjon découvert, au détour d’une rivière, d’un marais, d’une colline, n’est rien de plus qu’un trophée supplémentaire sur une grande feuille blanche, cette map immense -un peu plus grande que celle de Morrowind, paraît-il, mais à ce stade-là on ne fait plus trop la différence-, qui ne demande qu’à se remplir de grottes, de ruines, de villages, de lieux-dits à peine effleurés par notre présence. C’est triste, quelque part : Oblivion est un peu le dernier des Mohicans du RPG PC, ou à l’occidentale, appelez ça comme vous voudrez. Mais un dernier des Mohicans indigne, oublieux de l’héritage laissé par des Ultima, Fallout, ou Planetscape torment, qui vient racoler le joueur console avec une interface bâtarde et une jouabilité un peu plus adaptée au pad. Et dont le principal enjeu est de s’ouvrir à un plus large public. Il n’y a pourtant aucune raison de s’en offusquer, tout ça n’a vraiment aucune importance.

Puisque comme son prédécesseur Morrowind, Oblivion est un jeu qui ne fait grand cas de rien. A peine se sent-il un poil plus concerné par sa quête principale, relativement courte, au point de ne plus laisser au joueur la liberté de la saboter en tuant un PNJ nécessaire à son accomplissement –ce qui n’est pas plus mal. Oblivion démarre d’ailleurs sur les chapeaux de roues, par une course-poursuite trépidante dans les souterrains d’une prison : on y apprend les bases du jeu et on assiste impuissant à la mort de l’Empereur assassiné par les membres d’une sorte de secte millénariste qui prépare le terrain pour l’avènement d’un souverain démoniaque. Il faut bien profiter de ce court instant où l’on vous prend par la main, ça ne va pas durer… Le temps de sortir de sa cellule par les égouts crasseux de la Cité Impériale et de se composer un personnage sur mesure, et on se retrouve à l’air libre, un peu abasourdi par la beauté des paysages et l’étourdissante profondeur de champs. A partir de cet instant, tous les compteurs sont remis à zéro, tout est aplani, plus de hiérarchie dans la narration : quête principale, quêtes secondaires ou simples CDD proposés par un pécore dans le besoin, tout est placé au même niveau. Certains continueront sur leur lancée, et suivront la petite flèche rouge qui indique la direction pour sauver le monde. D’autres iront voir ailleurs, au risque de s’y perdre. La plupart des joueurs vivront probablement la même histoire, mais sûrement pas dans le même ordre. Après, tout n’est qu’histoire de Littérature…

De ces dizaines de livres qui traînent sur toutes les tables de nuits, placards et librairies de la province de Cyrodiil, et que l’on peut parcourir le temps d’une pause clope, jusqu’aux conversations aléatoires -et donc souvent surréalistes- des PNJs, Oblivion se gorge de fictions, d’anecdotes, d’intrigues et de sous-intrigues qui s’entrecroisent, plus ou moins réussies, plus ou moins originales : dératiser la cave d’une auberge (classique), déjouer les complots d’une guilde de mercenaires junkies, pister un serial-killer médiéval, il y en a pour tous les goûts, même les plus glauques. Pourtant, quelles que soient les qualités narratives de ce scénario multi-couches qui encourage la procrastination et la boulimie du joueur avide d’expériences, difficile de se sentir dépaysé face à cette compile de contes et légendes inégaux. Il y a quelque chose de plus passionnant dans Oblivion, quelque chose qui tient à la fois de son côté lumineux et de son côté sombre et qui transcende largement son statut de RPG « ni-ni » (ni console, ni PC) : c’est ce monde ouvert qui semble tour à tour si vivant et si mort, martyrisé par ces fameux bugs qui rappellent constamment au joueur le prix d’une ambition démesurée, qu’il faut investir, s’approprier et, dans les limites du possible recomposer à sa propre image. Il suffit de consulter certains forums pour s’en convaincre. En marge de la narration officielle, entre deux jobs à mi-temps, c’est au joueur de se faire sa propre histoire. Parfois, il ne faut pas grand chose, un bref moment d’extase devant un coucher de soleil, quelques heures passées à décorer son manoir avec des boucliers poussiéreux ou des têtes coupées décomposées pour les plus goths d’entre nous. Un bug. Allez, même un détour rapide vers un de ces donjons si abrutissants, on ne sait jamais. Oeuvre volontairement inachevée, continuellement en attente de contenus neufs (mods, patchs et extensions), Oblivion est une belle expérience d’écriture automatique, à la fois immersive et distanciée, d’une autobiographie de joueur en perpétuel suspens.