On croyait le monster bashing immuable. Un genre, consistant grossièrement à chasser du colosse à la chaîne, mais qui a été tellement popularisé (et rentabilisé) par Monster Hunter qu’il semblait définitivement sien. En cela, Soul Sacrifice débarque comme une contradiction bienvenue. Non seulement le jeu, en tant qu’exclusivité de la PS Vita, est attendu comme le Messie par Sony (au Japon, les ventes de portables ont doublé depuis la sortie du jeu). Mais surtout, il n’a rien d’un copier-coller, version gothique, du mastondonte de Capcom, et vient même lui donner une leçon.

 

Signé Keiji Inafune, producteur devenu célèbre pour avoir lancé des licences mythiques comme Mega Man ou Onimusha, Soul Sacrifice peut déjà se vanter d’avoir l’identité la plus barrée du moment. Très (parfois trop) prolifique, sa direction artistique conjugue l’art de la monstruosité organique à celle des fantasmagories difformes de Bosch dans un magma visuel et sonore qui, à défaut de plaire à tout le monde, impressionne par sa maîtrise technique. Bien qu’imbitable et décousu, son scénario compulse, lui aussi habilement, l’héritage littéraire de Dante et ses cercles infernaux. Dans la peau d’un jeune innocent encagé mystérieusement par un sorcier s’apprêtant à le sacrifier, le joueur tombe sur un manuscrit magique l’invitant à lire ses pages. Celui-ci se révèle une compilation des mémoires de mages déchus dont la lignée s’est spécialisée dans la chasse aux montres. Chaque chapitre permet ainsi au joueur de revivre un de ces combats légendaires, pour éradiquer les abominations qui hante ses niveaux et s’endurcir jusqu’au boss final. Soul Sacrifice réussissant une gageure : transformer une interface (rigide) de grimoire portable en voyage épique dans une mémoire malade, peuplée de mondes-cerveaux et de monstruosités psychiques. Mais sa force est moins esthétique que purement fonctionnelle : derrière son aspect freak-show, se cache une expérience originale de gameplay, aussi dense que mélancolique.

 

Alors que Monster Hunter glorifiait le sentiment d’aventure (type Zelda), la gestion (crafting et récolte de matériaux) et l’apprivoisement d’un écosystème, Soul Sacrifice revient à une forme épurée du genre, misant tout sur une approche brutale et pulsionnelle de ses combats. Avant chaque épreuve, une panoplie de sort se doit d’être attribuée aux touches de la console, en fonctions des points faibles de l’ennemi. Devant la difficulté de certains combats, véritables supplices pour les nerfs, ce choix tactique devient rapidement prépondérant. Cette tension entre stratégie froide et action furieuse trouve ici une dimension dantesque, le jeu passant rapidement du beat’em-all à l’ancienne à la bataille rangée de poche, sans souffrir de rupture de ton ni de lassitude malgré la répétitivité du principe.

 

Mais le génie de Soul Sacrifice est autrement plus complexe, caché dans sa malice à titiller l’éthique de son joueur face à ses choix tactiques. A chaque monstre, ou chaque allié tombé au combat, le joueur se doit de décider : l’épargner (ce qui lui apporte santé et défense) ou le sacrifier (ce qui le rend plus fort). Pour peu qu’on joue en multijoueurs (ce qui vaut mieux, tant l’IA des alliés en solo est médiocre), Soul Sacrifice soumet ce dilemme à une étonnante trituration morale, où chacun se voit confronté à ses propres impératifs de jeu. Partager la victoire/la souffrance ? S’accommoder d’un dommage collatéral de plus ? Au-delà de toute étude psychologisante, Soul Sacrifice se veut juste le reflet taquin d’une bonne ou mauvaise conscience assumée. En cela, il rentre en résonance indirecte avec Fumito Ueda et son Shadow of the Colossus. Moins axé sur la culpabilité et la mélancolie du joueur, Soul Sacrifice fait de la combativité une stratégie binaire incessante, une tempête sous un crâne habilement relayée par son decorum mental, où chaque niveau parait hanté par un même tourment : éliminer le monstre n’est-ce pas aussi, au fond, sacrifier une partie de soi ?