Un vent de radicalité souffle sur la littérature américaine contemporaine. Après une décennie à faire mine de ressusciter Apollinaire ou Donald Barthelme pour maquiller l’autofiction en invention 2.0 (toute l’école post-Dave Eggers, post-McSweeney’s), la voilà qui serpente, se recroqueville, se violente. Finis le télescopage des genres et le sordide sentimental, retour aux fondamentaux de la littérature expérimentale, le saccage des mythes et le sabotage de la langue. Ils s’appellent Blake Butler, Joshua Cohen, Jesse Ball ou, donc, Adam Novy. Ils ont tous un peu plus ou un peu moins de la trentaine, et tous ont fait leurs débuts sur Internet, dans des revues minuscules ou chez de vaillants petits éditeurs « small press ». Sans forcément le savoir, ils s’inscrivent tous dans le sillon du grand Ben Marcus, dont l’œuvre très importante (on ne l’écrira jamais assez) vient providentiellement de passer aux USA le plafond de verre des best-sellers avec le formidable Flame Alphabet (bientôt dans les crémeries de France).

 

Bien sûr, ils ont aussi tous des credo littéraires et des projets très différents dans la besace, et c’est un peu par commodité qu’on les range ensemble. Mais quand même, ils se retrouvent en file derrière Marcus par leur volonté de planter des histoires de famille dans des mondes post-apocalyptiques étranges et irréductibles aux intentions souvent puériles de la science-fiction grand public. Pendant que les stars comme Michael Chabon, Rick Moody ou Gary Shteyngart s’amusent avec de l’anticipation chic pour faire les gros yeux à l’époque, nos newcomers, eux, agitent les bases pour faire naître des mondes littéraires bien moins balisés et bien plus malaisants, qui n’empruntent à la SF et à la fantasy que leur déraison face au réalisme tout-puissant. Ainsi La Cité des oiseaux d’Adam Novy, avec sa mythologie de brics et de brocs étalée comme une évidence, a les qualités d’un conte de fées ou d’un récit d’enfant, où les symboliques s’entrechoquent sans jamais bien se révéler et où le récit semble se construire au fur et à mesure que les idées fusent dans les airs. Bien sûr, on peut facilement y coller des grands mots : c’est une dystopie uchronique où le Monde, replié sur lui même comme un mouchoir, n’a plus tout à fait la même histoire ni la même géographie. Mais là où un auteur de SF consciencieux aurait passé des centaines de pages à brosser le détail de sa géopolitique, Novy, dont c’est le premier roman, enchaîne, imbrique et annule énormes idées, noms propres et dimensions avec une rudesse formidable. Le lecteur français pensera immédiatement aux charniers peuplés de fantômes des révolutions d’Antoine Volodine ; mais Novy use des guerres et des grandes luttes idéologiques du XXe  siècle comme de coquilles vides.

 

Ainsi le grand méchant du récit, le Juge, est à la tête d’une faction fasciste sans attribut politique déterminé, sommairement nommée les RougeNoirs et autoritaires seulement là où les idéologies ont trouvé à s’entendre. Ni tout à fait surréaliste, ni tout à fait contre-réaliste, Novy ne fixe des lignes et des territoires que pour créer des tensions et en tirer action, moteur et explosions. De même, le sous-texte biblique, largement filé dans l’édition américaine (le titre original du roman est Les Evangiles aviaires, et il est présenté en deux volumes rouges et or supposés le faire ressembler à une Bible) n’est qu’un prétexte: la Bible est souvent « très rapide et violente, comme un grand roman pop », et Novy y puise avant tout rythme et architecture narrative. Derrière les évangiles, on sent presque aussi fort Stephen King (Le Fléau), cinquante ans de réalisme magique et de récits hollywoodiens. Dans le fond, tous les récits post-apocalyptiques ressemblent tous à du Shakespeare et rejouent tous la même lutte à mort entre un Mal ambigu et un Bien rongé aux mites, et tout ce qui intéresse Novy dans la Bible, la Hongrie ou l’Oklahoma, c’est la violence, le bruit et la fureur. Il cite ici l’Oulipo, là Faulkner et Ellroy, mais rêve en douce à un retour aux sources du récit mythique. A ce titre, la conclusion extrêmement cruelle et abrupte du deuxième livre (mais on soupçonne qu’un troisième verra le jour prochainement) a des airs de Révélation et de profession de foi pour la Nouvelle école : adieu, mélancolie douceâtre, bienvenue, meurtre dans la famille, passages à tabac, apocalypse. Derrière ses airs de petite chose pop, La Cité des oiseauxest terminal et désespéré comme du Kafka.