En temps normal, le dungeon-RPG est un bon camarade de chambrée. Le compagnon de beuverie idéal du no-life assoiffé de levelling. Toujours partant pour une petite descente dans des couloirs infestés de monstres et garnis de trésors à looter. Rustre mais jamais moralisateur, pas très imaginatif mais franc du collier, le dungeon-RPG des familles a le plafond un peu bas mais c’est un bon bougre. Forcément, en comparaison, Persona 3 ferait presque figure de dandy maniéré et à l’humour pisse-froid, à l’image de son héros à la mèche rebelle. Il faut dire que le titre est issu d’une lignée de sang bleu, le genre de famille où on ne déconne pas des masses : celle des Shin Megami Tensei (aka Megaten). Une série aux mécanismes de jeu élitistes, aux antipodes de la bonhomie médiévale des Dragon quest, par exemple. Un univers impitoyable où la force pure d’un leveller bien monté se révèle insuffisante face à un monstre petite-bite taquinant avec malice le point faible de votre avatar.

Heureusement pour les nouveaux arrivants, Persona 3 fait un peu figure d’initiation en douceur à Megaten. Le joueur y incarne un jeune orphelin : le jour, il vit tranquillement son existence d’ado boutonneux (cours divers, interro surprise, amitiés viriles et flirts timides) ; la nuit, accompagné par un groupe extra-scolaire, le SEES, il part explorer le Tartarus et combattre des monstres qui grouillent dans cette tour labyrinthique dont les étages sont générés aléatoirement – seuls certains niveaux paliers, protégés par de dangereux boss, conservent la même architecture à chaque visite. Pour se battre, le héros utilise une équipe de Personas (les fabuleux démons du bestiaire de Shin Megami Tensei), possédant chacune ses propres capacités et faiblesses (un peu comme Pokémon). Pour survivre à n’importe quel type d’affrontement, le joueur doit impérativement se créer une équipe polyvalente. Car dans les Megaten, les erreurs coûtent cher. L’ennemi vous touche le point faible de votre Persona ? Votre personnage perd un tour, voire la totalité de ses points de vie. Dans ce dernier cas, toute progression est perdue depuis la dernière sauvegarde. Inutile, dès lors, de préciser que la découverte d’un segment inexploré du Tartarus se fait souvent le souffle court et l’oeil aux aguets. Pas question de traînasser ou de se précipiter sans réfléchir vers un coffre sans doute bien garni, mais protégé par des créatures. Trouver l’escalier, occire quelques monstres en passant, bien se garder de faire du zèle. Trouver le prochain palier qui permettra de redescendre à la base du Tartarus et de sauvegarder. Et bonne nuit, les petits !

Eh oui… Au cas où vous l’auriez oublié, vous êtes au lycée. Pas question de dungeon crawler jusqu’à deux heures du mat’. Quel que soit le niveau de votre avatar, passé un certain nombre de combats, c’est la fatigue et des capacités qui décroissent dangereusement qui menacent votre aptitude à survivre. Pire : l’état de fatigue se prolongera le lendemain, à tel point que vous ne serez peut-être pas en état de poursuivre votre exploration du Tartarus la nuit suivante. Et s’il n’y avait que cela pour perturber la progression du joueur… Suivant au jour le jour le calendrier scolaire japonais (dimanche et jour férié compris), Persona 3 impose un rythme de jeu étrangement dirigiste. Vacances scolaires ? Coup de blues d’un de vos équipiers ? Simple cut-scene qui vous fait sauter trois jours d’un coup ? Tout est bon pour éloigner le joueur de l’objet principal de sa quête. Originale et moins frustrante qu’il n’y paraît, cette indisponibilité partielle du donjon impose une gestion particulière de ses sessions de jeu. Chaque jour qui passe ingame est l’occasion de leveller et de recruter de nouveaux démons. Une opportunité à ne pas prendre à la légère. Dans Persona 3 comme ailleurs, on a raison d’avoir peur du temps qui passe, car tous les 28 jours, c’est la pleine lune et l’apparition surprise d’un boss franchement coriace, sans qu’on sache vraiment quel level est nécessaire pour parvenir à le vaincre. Jusque-là, il faut se montrer bon élève, bête et discipliné, et parcourir les niveaux disponibles du Tartarus jusqu’à s’y sentir totalement à l’aise.

Ce qui tient de l’évidence dans n’importe quel dungeon-RPG n’est pas forcément applicable en ce qui concerne Persona 3. Les donjons ? En réalité, votre héros ado n’a pas que ça à foutre. L’autre caractéristique de Persona 3 c’est la création de liens affectifs entre votre personnage et son entourage. Un couple de personne âgée endeuillé par la perte de leur fils unique, un présentateur de télé achat cynique ou encore une camarade de classe maladivement timide. Persona 3, à l’instar des Shenmue, regorge de tranches de vie à la simplicité touchante. Loin de constituer un échappatoire à la quête principale, l’épanouissement social du héros est un facteur de renforcement de ses Personas et de sa capacité à en créer de nouvelles, plus puissantes. D’où ce sentiment parfois un peu coupable de s’être servi des sentiments de telle jeune fille naïve pour acquérir un nouveau sort de foudre ou d’avoir feint l’amitié avec un insupportable emmerdeur pour s’économiser une séance de level up. Ce n’est pas joli-joli mais dans Persona 3, vos vrais amis sont ces démons qui constituent votre meute guerrière. Même s’ils sont à peu près les mêmes que ceux de Shin Megami Tensei : Lucifer’s call, il se dégage de ce bestiaire une véritable puissance d’évocation. Piochant sans complexe dans la plupart des religions et des mythes occidentaux / japonais, le bestiaire de Persona 3 constitue l’occasion unique de manipuler ses références culturelles les plus antiques. Branché cathéchisme ? Pourquoi ne pas recruter l’ange Gabriel ? Fan de Nietzsche ? Un Dyonisos en string et adepte du body painting vous tend les bras. Adepte (comme Jimmy Page) d’Aleister Crowley ? Les démons de son bréviaire, Goetia, répondent présent à l’appel. Fan service des sciences occultes, Persona 3 brille aussi par un système de synthèse de démons aussi pertinent que chronophage. Ainsi des combinaisons permettent de créer de nouveaux démons mais surtout de leur faire hériter de sorts dont ils sont à l’origine dépourvus. De quoi passer des heures en quêtes du démon parfait ? Bien entendu. Seulement plutôt que de tout miser sur les compétences, le joueur repartira souvent avec le démon le plus séduisant. Impossible de sacrifier intégralement à la raison pure ses préférences esthétiques.

Explorateur des couloirs sans fin, tiens-le toi pour dit : Persona 3 n’est définitivement pas ton « every day dungeon ». C’est un RPG exigeant de part son illustre filiation et la rigueur des mœurs de ses ancêtres (le press turn et le vocabulaire nébuleux des sorts Megaten, pour ne citer qu’eux…). Son dirigisme peut irriter le joueur impatient. Mais Persona 3 est aussi un émissaire diplomate d’une série difficile d’accès, sans rien sacrifier de sa belle complexité. Ne sous-estimez pas le beau ténébreux du RPG jap. Sous ses faux airs d’artisto fin de race, Persona 3 cache un esprit érudit, enthousiaste et très joueur. Un iconoclaste pour qui l’amour de son prochain est un épanouissement et l’occultisme, une science exacte.