De toutes les réalités distordues par le jeu vidéo, la mortalité est un martyr de choix. Si les difficultés évoluent au fil des générations, la donne n’a pas changé : dans un jeu, la valeur d’une vie ne pèse pas bien lourd : aussitôt avortée, aussitôt échangée. Si Demon’s Souls et sa suite ont poussé le postulat dans ses derniers retranchements, il est un genre qui a toujours su faire de cette mort à outrance un organe vital. Soit le rogue-like, dérivé du RPG et du jeu d’aventure (Zelda, Metroid), invitant son joueur à l’exploration d’un donjon surpeuplé de menaces, exploration qu’il tentera désespérément de pousser le plus loin possible avant l’inévitable échec mortel. Un exercice de survie, donc, caché sous le masque d’une quête héroïque, mais qui ne prend jamais fin, l’architecture du donjon étant recalculée aléatoirement à chaque game over.

 

Propulsé en quelques semaines nouveau jeu phénomène de la scène indé, Rogue Legacy a tout d’un classique exécutant, à première vue. Dans la peau d’un chevalier en armure lâché dans un labyrinthe, on y tente d’excaver le plus grand nombres de salles, avant de succomber à sa difficulté impitoyable. Si le jeu dispense d’un équilibre remarquable entre plateforme et combat, mais aussi entre difficulté et rétribution, il serait vain de le considérer comme un concurrent lo-fi de Dark Souls, tant il vise un autre rapport, plus distancé face à cette mortalité débridée. Bourré de clins d’œil et de références, singeant à tout va les tics de la fantasy, le jeu ne cesse de casser son 4e mur pour jouer d’une connivence avec son joueur et, surtout, dédramatiser son die & retry crispant. Toute cette profusion humoristique n’en dispense pas moins, en catimini, d’une réflexion plus large sur le genre, via cette mécanique de répétition acharnée, ici transposée sous forme d’une saga familiale. A chaque mort, le joueur doit choisir un descendant parmi trois candidats, chacun étant affublé d’une « particularité » génétique (nain, géant, daltonien, aérophage…). En plus d’affecter plus ou moins négativement le gameplay de chaque partie, ces particularités peuvent être customisées grâce au butin amassé dans une vie précédente. La métaphore filiale est limpide : toute progression est tributaire d’un héritage, où l’expérience se transmet comme legs d’un avatar à l’autre, chaque partie déteignant sur la suivante.

 

C’est là le tour de force discrètement opéré par Rogue Legacy : le jeu a beau fonctionner sur le mode du renouvellement perpétuel (architecture de niveaux, ennemis, bonus et mini-quêtes à résoudre), sa résistance à l’oubli fait l’effet  d’un vertige en spirale à chaque vie enchaînée, phénomène qui n’est pas sans rappeler le génie de narrations en échos et miroirs d’Un Jour sans fin. Dans un genre où l’espérance de vie dépasse à peine la dizaine de minutes, où l’échec semble annihiler toute existence derrière lui, le jeu plaide au contraire pour la persistance d’une expérience, comme une trace familiale laissée en prévention des erreurs passées.  La difficulté s’est déplacée d’un cran : le challenge n’est plus d’éviter la mort mais de s’en servir pour se construire une mémoire. Die & retry, mais ne jamais oublier.