En deux minutes, Pacific Rimexpédie le bourdonnement CNN de rigueur dans le blockbuster 2013. Après une flopée d’extraits de JT annonçant l’attaque des kaijus, télé et Web s’effacent pour de bon. Ayant installé une forme de « croyance minimum », Guillermo del Toro déploie sa cartographie dans un futur purement fantasmagorique, où les scintillements fluos l’emportent sur le principe de réalisme. Ça n’a l’air de rien, mais l’absence de référent géopolitique crève les yeux dans Pacific Rim : elle traduit le refus de dresser un état du monde – pompeuse mission dont la concurrence se croit trop souvent investie. A l’inverse, del Toro cultive un déni enfantin du réel, réalise moins qu’il ne déréalise, inventant ses propres repères au lieu de les chercher dans un sommaire reflet de la modernité. Si symbolisme il y a chez del Toro, il n’est jamais balisé – autant dire que c’est une délivrance.

 

S’embarquer dans la lutte avec les Jaeger (des Goldoraks racornis, pilotés par l’armée), c’est donc d’abord se faire complice d’une jouissance puérile. D’où vient-elle ? En grande partie du jeu d’identification auquel invite Pacific Rim, centré sur plusieurs paires de figures héroïques. Les binômes de chasseurs successifs renvoient à cette ivresse atteinte parfois dans la vie, à deux, quand l’on sent ses forces s’additionner à celles d’autrui. Au début du film, deux frères soldats montent au front comme un duo entre en scène, fiévreux de faire trembler la Terre. Abrités par d’élégantes armures, sortes de Daft Punk chevaleresques, ils affrontent les kaijus en actionnant leurs robots géants, dans une galvanisante synchronie. Fasciné par le spectacle d’une telle symbiose, del Toro en fait le poumon du film, décrivant le copilotage de Jaeger comme l’un des beaux-arts : les couples de soldats se fondent en un seul esprit pour composer un super-individu, chaque partenaire gouvernant un hémisphère cérébral du titan. Le drame de Raleigh, chevalier déchu, étant justement d’avoir perdu son partenaire, autrement dit sa moitié : son chemin de croix consistera à retrouver la confiance des foules (de son public, en somme) en s’unissant avec la jeune Mako, à la fois élève, rivale et amour potentiel. Le film tisse partout cet hommage à la fusion des âmes, au cumul des forces : en marge du champ de bataille, deux nerds ennemis fusionnent leurs consciences pour sonder la mémoire des dinos belliqueux.

 

Cet enjeu singulier mais limpide (parvenir à rencontrer l’autre, à ne faire qu’un avec lui) distingue Pacific Rim d’un simple Godzilla relu à l’aune de Transformers. Alors que ces cuirasses clinquantes menacent de geler toute empathie, on ne cesse de craindre pour elles. Comme si l’acier virait organique, et muait doucement en peau de chagrin. Dans Transformers, les machines endommagées rappelaient au mieux des jouets Hasbro désarticulés. D’où vient qu’ici, leur sort nous importe ? C’est que del Toro parvient à suggérer le nerf humain auquel sont reliés les colosses. On les sait guidés par ces couples faillibles, mal coordonnés, parfois au bord de la rupture. Le moindre geste des Jaeger émeut, parce que des cœurs humains battent sous leurs carapaces : les voir vaincre, c’est voir les beaux tandems entrer en symbiose. Mais les voir s’échouer ou rater leur cible, c’est sentir une fausse note de leur part, une synergie loupée – voire une déconvenue sexuelle, dans le cas de Raleigh et de sa partenaire.

 

Maintenir ce lien à l’organique, c’est donc humaniser les machines. Mais c’est aussi veiller à l’implication du public dans ce barouf déstructuré. Les pugilats chatoyants sont presque abstraits, mais ne cessent d’éveiller sous le crâne du spectateur une question cruciale : où dans l’image faut-il regarder pour trouver, situer, sentir son propre corps ? Question absente chez Bay, pour revenir à lui (si bien que l’on subit, plutôt qu’on ne les suit, les danses frénétiques des corps dans Transformers). Si l’œil piste les Jaeger à la trace, c’est que del Toro réfléchit encore avec l’empathie du marionnettiste, donnant à ses mastodontes un centre nerveux, leur inventant une gestuelle dont le moindre soubresaut reste interprétable. Les robots savent singer la force humaine, mais aussi la faiblesse – l’émergence brumeuse d’un Jaeger blessé, dans le prologue, le ramène un court instant à une balourdise de primate. Leurs corps, en somme, sont accordés aux nôtres. Ainsi, la lisibilité des combats ne tient pas seulement au montage de del Toro, évidemment supérieur à celui de Bay ; mais aussi à ce que chez lui, grâce à une forme de poésie animiste, même les tas de ferraille deviennent dignes d’amour.