Il y a des complexes d’infériorité qui détruisent des vies entières. Et il y a des complexes d’infériorité qui transforment de grands jeux respectables en chefs-d’oeuvre tourmentés et maladifs. On ne sait pas si Shinji Mikami souffre en secret de ne pas être Hideo Kojima, mais il y a dans sa dernière création suffisamment de signes pour qu’on puisse sérieusement se poser la question… Resident evil sur les traces de Metal gear solid, l’aboutissement logique d’un long cheminement que les deux séries, par ailleurs très différentes, ont entrepris depuis qu’on les a associées, à tort ou à raison, à cette génération de jeux qui entretiennent des rapports douteux mais passionnés avec le cinéma. Oeuvres sur-référencées, partageant la même passion louable pour la filmographie de John Carpenter, matrices malgré elles de deux (sous-)genres, le survival-horror et l’infiltration, qui ont drainé dans leur sillage toute une horde de suiveurs. Parfois ivres d’elles-mêmes au point d’imploser en plein vol, Metal gear solid et Resident evil partagent aussi le même élan autodestructeur. Metal gear solid a plongé le premier, avec un second opus suicidaire et outrageusement réflexif, porté par un réalisateur dévoré par sa propre création au point de vouloir définitivement s’en défaire pour laisser à d’autres faiseurs le soin de la maintenir sous respirateur artificiel. Mikami, au contraire, reprend vigoureusement les rênes de sa série, le filon s’épuisant au rythme d’épisodes se mordant la queue et de plagiaires plus ou moins inspirés. Le survival-horror est un mort-vivant… Peut-être Mikami a-t-il fini par le comprendre en s’essayant à Resident evil zero, point de non-retour à peu près aussi nul que son titre pouvait le laisser entendre. Peut-être était-il las, lui aussi, à sa façon, au point de faire exploser la Bête, ce mort-vivant qui vient de se prendre une balle de 45 Magnum en pleine tête.

Un long et douloureux processus créatif du ventre duquel ont émergé des avortons aussi différents que Devil may cry, ou ce premier projet classieux mais trop académique, dont il ne reste plus qu’un teaser aussi culte que celui précédant la naissance de The Wind waker… Une série d’impasses et de fausses pistes pour aboutir à ce quatrième Resident evil qui, pendant une demi-douzaine d’heures orgasmiques, parvient à tirer un trait définitif sur plusieurs années de déclin. Mikami aurait pu s’arrêter là, sur un affrontement mémorable entre Léon, le flic un rien souffreteux rescapé de Resident evil 2, et un boss dantesque. Trop simple : Mikami a eu la folie de prolonger son oeuvre au-delà du raisonnable, la plongeant dans une immense soupière créative, composant un requiem gore en trois mouvements successifs au cours desquels Resident evil se renouvelle, se ressource et se renie.

Premier mouvement – « Brain dead » :
L’oeil de la caméra est vissé sur la nuque de Léon, comme si un reporter de guerre suivait obsessionnellement le moindre de ses mouvements, alors qu’il s’enfonce peu à peu dans une forêt peu accueillante. Il y a quelque chose de pourri, d’incroyablement vicié dans ses sous-bois champêtres, une puanteur presque palpable, suffocante, semblable à celle que l’on peut rencontrer lorsqu’on croise un abattoir lors d’une balade estivale sur une autoroute du Texas (Resident evil 1 – Silent Hill 0). Resident evil 4, c’est d’abord ça, un changement de point de vue. Mieux, un changement de réalisateur, moins délicat et sophistiqué, moins porté sur les plongées angoissantes et les travellings lourds de sens, plus maladroit, plus efficace, plus brutal. Une vision sauvage du trou du cul rural de l’Europe naturaliste, impressionniste, incroyablement réaliste, qui accompagne un virage ludique radical : sur la piste de la fille du président des Etats-Unis kidnappée par une mystérieuse secte, Léon se retrouve piégé comme un inspecteur du travail malchanceux dans une exploitation agricole en crise, assailli par « Los Ganados », d’innombrables culs-terreux enragés et armés jusqu’aux dents (Resident evil 1 – Forbidden siren 0), aussi collants que des « profanateurs de sépultures » au langage fleuri. Submergé par tant de haine meurtrière, le joueur devient son propre Alamo, sa propre forteresse assiégée, il se crispe, cherche un abri la peur au ventre, un angle de vue idéal. Chaque level se composant comme une variation sur le même thème, un tableau dans lequel la moindre portion de décor peut faire office de refuge ou de traquenard. Entre le rail-shooter à la House of the dead -avec des espaces ouverts et des adversaires plus intelligents que la moyenne- et le FPS-mais-pas-trop, Resident evil se purge des contraintes les plus embarrassantes du genre et se transforme en formidable jeu d’action d’une rare intensité. Resident evil 4 ne succombe jamais sous le poids de ses nombreuses références, trouve une application ludique à chaque film ou cinéaste dont il s’inspire, Tobe Hooper -Leatherface en sac à patates, Leatherface en jupon, les installations arty macabres-, George A. Romero -tenir le siège d’un cabanon avec deux de ses compagnons d’infortune- et Peter Jackson -le filmage guerrier, les ambiances monochromes et le désormais fameux combat contre El Gigante- en tête.

Il ne faut pas se leurrer, Resident evil 4 ne marquera l’inconscient collectif que par la grâce de ses deux premiers chapitres flirtant avec la perfection. Mais le jeu de Mikami est trop énorme pour se contenter d’être un chef-d’oeuvre rachitique. Comme Metal gear solid 2 avant lui -ou Code Veronica dans une moindre mesure-, Resident evil 4 se court-circuite sur la longue durée. Sans aucune arrière-pensée réflexive derrière la tête, mais de manière totalement festive et décontractée, le jeu se laisse porter par un scénario encore plus improbable que ceux des épisodes précédents. Un scénario qui semble vouloir délivrer un « message » sur le monde actuel, l’hégémonie américaine, le fanatisme religieux, la bio-éthique, mais qui révèle très vite ses limites de prétexte décousu à une série B décomplexée. Mikami voudrait peut-être être Kojima, il n’est qu’un Fukasaku à l’agonie, aussi pertinent sur la question du terrorisme que le réalisateur de Battle royale 2 lorsqu’il largue une poignée de kogaru en djellaba dans les montagnes de l’Afghanistan.

Deuxième mouvement – « Heavenly creatures » :
En bon survival qui se respecte, genre particulièrement poreux, Resident evil 4 enrichit sa formule aussi basique que jouissive avec des idées déjà vues ailleurs, des QTE de Shenmue au Codec de Metal gear solid, en passant par une gestion plus souple de l’inventaire héritée des hack’n’slash à la Diablo. En fait, et c’est ce qui fait toute sa force, Resident evil 4 ne renie absolument pas son passif. Il conserve sa maniabilité bridée -déplacements « tank », impossibilité de viser et de se mouvoir en même temps- et revient très vite à ses premières amours, le gothique sophistiqué et baroque. Dès lors que Léon s’enfuit du village flanqué d’Ashley, l’agaçante fifille à papa Bush (Resident evil 1 – Obscure 0), plus active qu’Emma Emmerich mais moins attachante que Yorda dans le rôle de l’éternelle assistée, pour se retrouver dans un château-monastère clinquant, le jeu semble vaciller sur un terrain trop connu. Les passionnantes parties de cache-cache des deux premiers chapitres se transforment en boucherie aveugle, et les villageois, dont la furie destructrice nous prenait à la gorge, laissent la place à des moines sith maquillés à la truelle, tout droit sortis d’un mauvais RPG Star wars. Entre les phases de shoot compulsif et le retour timide des énigmes avariées, le deuxième tiers de Resident evil 4 ne semble fonctionner que sur quelques fulgurances, une course-poursuite haletante dans un jardin kubrickien contre des molosses déchaînés, un court et terrifiant passage dans la peau d’une Ashley particulièrement vulnérable (Resident evil 1 – Project zero 0), ou une petite entreprise de garde rapprochée au sniper… Avec un peu de retard sur son propre déroulement, Resident evil 4 assure la transition avec les épisodes précédents, comme si le jeu devait se persuader qu’il appartient toujours à cette saga mythique soumise à un certain quota de récurrences pour asseoir son identité. C’est la partie la plus faible du jeu, celle où le passé et le présent peinent à se réconcilier. Pour corriger le tir, Mikami décide alors de dynamiter le récit, le précipiter dans un gouffre de références, de clins d’oeil, jusqu’à ce que le jeu s’emballe pour ne conserver qu’une substantifique moelle totalement libérée de son contexte.

Troisième mouvement – « Bad taste » :
Parce que Resident evil 4 n’est finalement rien de plus qu’un « ride »… Presque plus d’allers-retours, une putain de ligne droite traversée par quelques phases qui renverraient presque au minimalisme d’un Dragon’s Lair. A l’arrière d’un camion-benne piloté par Ashley, Léon massacre quelques mercenaires zombifiés sans pouvoir véritablement se déplacer, comme dans les rues du village, les eaux boueuses d’un marécage ou les échafaudages d’une exploitation minière. Il n’y a plus à réfléchir, plus rien à gérer, il faut juste viser et tirer sur tout ce qui bouge, y compris un camion blindé kamikaze. Ce passage emblématique, annoncé dans les chapitres précédents par la scène du téléphérique ou celle des wagonnets, résume à elle seule la philosophie du jeu de Mikami : placer le joueur dans une situation bien particulière -généralement, un cliché de série B- et le laisser se débrouiller. La présence de checkpoints fréquents et de nombreux « die-and-retry » ne laissent planer aucun doute là-dessus. Plus qu’avec le survival-horror, Resident evil a quelques comptes à régler avec l’arcade. Une fois que l’on a compris ça, rien de ce qui peut nous arriver lors des deux derniers chapitres du jeu ne peut nous surprendre. Ni l’accumulation abusive de références –Resident evil 4 se permet même de citer l’adaptation cinématographique de la série par Paul Anderson, c’est dire-, ni l’incohérence générale, ni les soldats fringués « bondage », ni les retours presque déplacés à une horreur plus primitive -la respiration chaotique et glaçante des « regenerators »… A deux doigts de se renier totalement, Resident evil fricote définitivement avec une esthétique qui rappelle parfois celle de Metal gear solid, son alter ego intello, avec ses boss à bérets, ses bimbo matrixiennes, son arsenal militaro-industriel. A force de jouer à la guéguerre, il finit surtout par ressembler à un remake survitaminé d’Ikari warriors, Léon-Rambo seul contre tous, y compris des super-warriors indestructibles armés de chainguns. Paradoxalement, c’est sans doute le chapitre le plus jouissif du jeu depuis le village des Ganados, avant que Resident evil ne finisse par renouer avec ses gimmicks et un final pré-mâché pas entièrement à la hauteur de l’ensemble de l’oeuvre.

Fini, plus rien. Le somptueux générique de fin défile devant nos yeux après un climax sans surprises. Rien de comparable à un Raiden cul-nu se laissant manipuler par un colonel qui fonctionne sous Windows 98, histoire de gripper la machine et de l’envoyer direct dans le mur. Resident evil n’est pas Metal gear solid, Mikami n’est pas Kojima, on ne soigne jamais totalement le complexe d’infériorité que peut ressentir un faiseur virtuose face à un contrebandier. Malgré une thérapie violente, Resident evil garde donc fermement le cap vers une assimilation pragmatique des codes de la série B Hollywoodienne, là où Metal gear solid les utilise pour amener en douceur le joueur à réfléchir sur sa propre condition d’automate corvéable. Deux démarches qui tirent un trait définitif sur le passé, deux grands cris d’amour pour le cinéma d’en bas, qui entre mise en abîme et plaisir de jouir, dépassent le grand écran. Resident evil 4 vous souhaite la bienvenue dans l’Age de sa petite mort.