Trois livres de Jim Crace nous plongent dans des fictions exotiques qui articulent avec bonheur le proche et le lointain. Une réédition, pour commencer : sur fond de parabole biblique grinçante à valeur de vanité littéraire contemporaine, Quarantaine pose un regard sans complaisance sur le destin de cinq pénitents infortunés, épris de divinité et égarés sur le chemin de la vie. Réunis par l’espoir d’une issue miraculeuse (symbolisée notamment par la guérison ou la fertilité retrouvée), cette étrange équipée cohabite tant bien que mal, locataires inespérés d’un couple de marchands itinérants. Si l’épreuve du jeûne et la désolation du lieu invitent à recréer une forme de sociabilité nécessaire à la survie, un irréductible, « Jésus », persévère dans sa solitude et son désir illuminé de « se nicher dans les replis de Dieu ». Mais la justice divine est insondable et le récit s’ouvre sur la résurrection du brutal marchand Mura pour s’achever sur la mort du « guérisseur », le doux Jésus. L’écriture, elle, à l’instar du style indirect libre, mêle intimement la bienveillance attendrie pour cette humanité désaxée (on pense à la langue truculente d’Albert Cohen décrivant ses « Valeureux ») et l’ironie mordante (proche d’un David Lodge). La focalisation interne vagabonde d’un personnage à l’autre au gré de leurs pérégrinations et anticipe parfois pour créer des rencontres narratives inattendues, à l’image de cette pauvre ânesse sauvagement assassinée par Musa qui dégringole quelques chapitres plus loin sur le seuil de la grotte de Jésus, avec « les cheveux blonds d’un ange et un visage couleur de miel ». Un univers turbulent et attachant, qui nous entraîne à vive allure au sein d’un désert de Judée des plus pittoresques, revisité avec un humour certain.

Le recueil de nouvelles Le Garde manger du diable, lui, expérimente l’économie de la fable culinaire comme nouveau détour révélateur. Le format littéraire fonctionne chez Crace comme un appareil optique, un regard surplombant observant en contre-plongée les mouvements désordonnés de la condition humaine. L’écriture se dote d’une verdeur inédite et laisse sur la langue un goût acidulé, une incrédulité amusée. Tout comme les fruits trompeurs à « l’amertume attirante » de ce pommier sauvage, personnage principal du cinquième récit incarnant joyeusement « les saveurs de la tromperie » : « Et son impact méchant dans ma bouche me surprend toujours. C’est doux amer, traître, un baiser d’amoureux de villages ennemis ». Ainsi « la part de l’ange », offrande pâtissière destinée à faire lever le pain, une « Côtelette siffleuse », une allergie aux aubergines, la découverte miraculeuse de « l’euphrosyne » ou encore les règles de la « strip-fondue » sont autant de prétextes fabuleux nourrissant une narration délirante. Le laconisme propre à la fable réserve des clausules savoureuses, leçons de vie sans conséquence, mots d’esprit qui ne pèsent ni ne posent : « Les acheteurs sont aussi innocents que des enfants. Ils seront toujours prêts à payer pour voir les échelles de la vie malmenées par les pygmées et les rois ». Dans Six, enfin, Jim Crace, s’inspirant du mécanisme de la mémoire affective qui rythme notre existence d’un temps subjectif, largement associé aux êtres aimés, adopte un principe de composition romanesque original. Un élément transformateur surenchérit la dramatisation du récit : les six amoureuses de Lix sont en même temps les mères de ses six enfants. Une fertilité tragi-comique qui fournit un argument psychologique à ce Frédéric Moreau des temps modernes, plus velléitaire que volontaire. Quant au lecteur, il est malicieusement invité à partager six intimités successives, tendues vers une étreinte décisive et inévitable. Dès lors le narrateur se fait voyeur, et le désir du lecteur (selon l’expression de Roland Barthes dans Le Plaisir du texte) serait alors de l’ordre du « strip-tease », tournant fébrilement les pages comme s’il souhaitait accélérer le déshabillage de la danseuse. Jubilation, agencements ludiques et sonores de mots et éclectisme formel composent le joyeux monde de Jim Crace qui semble tout simplement s’enchanter de sa propre frivolité. En témoigne ce calligramme à boire typographié en forme de flacon et trouvé dans Le Garde manger, d’humeur toute rabelaisienne : « Une / migraine / est un / signe / certain, / qu’il faut / boire un flacon de / vin. Est-ce déroutant ? / Non, c’est une leçon / à retenir : la douleur / est acceptable si / elle est due / à une cuite ».