C’est à Boston, dans les locaux d’Irrational Games, qu’on part à la rencontre de Ken Levine. Mais, avant d’interviewer le créateur de Bioshock (et des plus anciens mais tout aussi cultes Thief ou System Shock 2), il faut passer par un rituel inattendu. En ce jour du President Day (date fériée au calendrier américain), les locaux du studio sont vides, plongés dans la pénombre. Il n’en faut pas plus pour se croire revenu à Rapture et se mettre en jambe pour interroger son premier architecte. Fort heureusement, Levine est àdes kilomètres de la mégalomanie de ses méchants démiurges utopistes. D’une humilitéconfondante, l’homme se révèle bavard et passionnant, enclin àtoutes les interprétations quant à Bioshock Infinite, nouvel exploit immersif a marquer d’une pierre blanche dans l’Histoire du FPS.

 

Chronicart : Comment définiriez-vous la série Bioshock ?

Ken Levine : Bioshock est né d’un désir personnel de proposer une expérience unique au jeu vidéo. Disons que, de tous les médias, il n’existe pas d’opportunité aussi forte que lui pour laisser au joueur une liberté d’explorer un monde et ses composantes (décors, personnages…) au rythme qui lui plait. Je ne dis pas que les Bioshock donnent une liberté totale au joueur, vous ne pouvez pas y changer le scénario par exemple. Mais ce qui m’intéresse, c’est comment le joueur va manier cette histoire, oùva se porter son regard, comment il va réagir avec l’expérience que je lui propose. 

 

Bioshock est aussi célébrépour son sens de larchitecture

En effet, le jeu utilise l’espace comme un facteur narratif. Mettons que vous rendez visite àun ami ou àvotre mère : leurs espaces révèlent forcément ce qu’ils sont, aiment ou pensent et cela fait naître deux récits possibles. Avec Bioshock Infinite, on a fait la même chose, mais à une échelle beaucoup plus large. On a pris le background politique de Colombia et de son prophète Comstock, puis on les a adaptés à l’Amérique des années 20. Le fait qu’il y ait une confrontation entre cette idéologie et cet aspect visuel, très vintage, cette façon ancienne de parler des personnages, donne un résultat visuel atypique très fort. Mais surtout, quand le joueur s’arrête sur un détail ou une anecdote, il faut qu’il y ait une histoire, quelque chose qui s’est passéou se passe avec lui. Chaque détail doit faire naître le début d’un roman, c’est une narration par l’espace.

 

Cest pour ça que vous avez toujours développé des FPS dans votre carrière ?

Il faut faire attention à bien séparer deux notions dans un FPS. Il y a la partie shooter et l’expérience subjective, qui est intimement liée au storytelling. Quand vous placez une caméra derrière l’épaule d’un personnage, la perception des événements n’est pas la même, et vous mettez d’emblée une distance émotionnelle. Cette distance ne m’intéresse pas vraiment en tant que créateur, parce qu’elle peut desservir une histoire.

 

Le premier Bioshock était sombre, sous-marin. Celui-ci est plus lumineux, aérien, enfin en apparences. Comment avez-vous travaillécette opposition ?

Le premier Bioshock s’inspirait beaucoup du film d’horreur. Quand vous jouez avec l’obscurité, c’est plus facile d’attirer l’attention : vous diminuez le champ de vision et ça met instantanément le cerveau en alerte. Pour Infinite, on a voulu s’imposer de nouveaux challenges d’immersion. Dès le début on a eu cette vision d’un monde très brillant et lumineux en surface, mais extrêmement noir et corrompu dès qu’on gratte le vernis. Toute l’ouverture du jeu va en ce sens : on voulait que le joueur soit submergé par la beautéde Colombia. C’est long, et la découverte de ce qui se cache derrière n’en est que plus violente.

 

Malgré ses nouveautés, Infinite reste un jeu Bioshock, et notamment pour son rythme particulier. On pourrait comparer ça à une partition musicale ?

C’est comme du Led Zeppelin. Leurs chansons commencent souvent avec un rythme posé, une mélodie très douce. Il y a la ligne de basse, façon jazz. Puis ils ajoutent les percussions et la voix se met àchanter. La chanson se construit. Arrivent ensuite les guitares, et à la fin on a cette immense attaque sonique qui vous arrache la tête ! Mais si vous commencez par le refrain, en attaquant directement le plat de résistance, votre impact émotionnel est nul. C’est comme ça dans tous les médias, prendre son temps est fondamental. Si vous martelez le bouton émotionnel, les gens s’épuisent et lâchent l’affaire. C’est une question de rythme : vous attaquez, vous vous retirez, vous attaquez, vous vous calmez. C’est la clé de la réussite pour toutes les œuvres, peut-être parce que tout simplement ce rythme nous concerne tous dans la vie.

 

Jai lu, dans une interview, que vous aimez opacifier vos jeux. Est-ce parce que vous préférez, en tant que spectateur, lart de la suggestion ?

Dans un sens, c’est un travail et un défi, parce que vous demandez au spectateur de faire votre boulot. Si le jeu commençait avec une longue cinématique d’introduction, qui reviendrait sur les événements de Colombia, le résultat ne serait pas aussi fort que de découvrir les événements par le regard. C’est une question de mesure : il faut lâcher un peu de lest pour intriguer, juste de quoi donner envie au joueur de continuer à enquêter. Il faut stimuler l’intelligence du joueur, c’est une marque de respect envers lui. Il y a une règle avec les twists dans une fiction. Si le joueur, en découvrant le mystère, a envie de refaire le jeu pour trouver les indices qui auraient pu l’aider à comprendre, c’est réussi. Si le mystère arrive de nulle part, c’est que vous n’avez laissé aucune chance au public de le trouver.

 

Dans Bioshock, on traverse à chaque fois lutopie de visionnaires fous. On a limpression de se faire le touriste dune idéologie, avant d’en être le destructeur

Du fait que la plupart de nos sociétés aient été crées selon une idée du vivre-ensemble qui se répète dans nombreuses sociétés occidentales, et vu ce que permet le jeu vidéo, on s’est dit qu’il serait intéressant de pouvoir faire vivre au joueur une société comme celle-ci. C’est un moyen pour comprendre et aborder des situations aussi dangereuses et condamnable que celle de Colombia. Je me souviens d’un film des 70’s : Westworld (Mondwest, Michael Crichton). L’histoire d’un parc d’attraction, comme Jurassic Park, que les touristes peuvent visiter pour voir des robots incarner des cowboys comme dans le passé.  Les robots deviennent fous et se mettent à tirer avec de vrais flingues. On passe d’une situation touristique àune expérience traumatique. Cette notion de tourisme dans un monde fictif marqué idéologiquement est très intéressante. J’aimerais faire ce genre de voyage. Hélas il est impossible de retrouver cette pureté d’un temps fini dans le monde réel.

 

Colombia ressemble àun musée, en même temps quun parc dattraction de lHistoire américaine

On a visité pas mal de musées et de fun fairs pour essayer de comprendre comment une attraction est mise en valeur pour marquer les gens. Il fallait construire Colombia comme une vision de l’Amérique. Mais c’est une vision propre à Comstock, qui est très fantasque, presque cartoonesque. Colombia est une réimagination de l’Histoire américaine, passée par plusieurs tamis, ce qui donne forcément une vision superficielle de la réalité. Quand vous visitez le musée de la Révolution à Boston, vous tombez àun moment sur une galerie de pantins motorisés qui représentent les grands acteurs de l’indépendance : Franklin, Adams, etc. Il y a un côtétellement aseptisée et toc que ça en devient presque absurde.

 

Vous montrez un héritage très sombre de la révolution américaine

A mon avis, l’Histoire n’a pas de sens si elle est édulcorée. Sinon, cela donne Colombia. Par exemple, Lincoln ou Washington, qui apparaissent dans le jeu, sont idolâtrés par les habitants de la ville. Ces hommes, à la personnalité fascinante et aux idées visionnaires, restaient pourtant des hommes de leur temps. Si on devait juger Lincoln sur sa conception des  civilisations, à la lumière d’aujourd’hui, il nous paraitrait horriblement raciste ! Il avait beau militer contre l’esclavage, il n’en croyait pas moins à la suprématie de la race blanche. C’est un paradoxe historique qui me fascine, personnellement. En Amérique, les gens se cabrent facilement dès qu’on tente d’avoir un œil critique sur l’Histoire. Tout le monde veut simplifier le passé. Mais le passé n’a rien de simple, il est aussi complexe que le présent.

 

Les jeux peuvent-ils aider àla réflexion sur des sujets sensibles, politiques ou philosophiques ?

Il est difficile de stimuler les gens par un média, mais toutes les formes de média sont bonnes pour le faire. La question est « peut-on le faire ? » et non « comment le faire ? ». Avec le jeu vidéo, il y a tellement d’opportunités qui n’ont pas étéexplorées.

 

Le début du jeu, avec le baptême, est très fort pour sa symbolique de limmersion dans un monde fantastique

Le premier Bioshock commençait déjàpar une immersion sous l’eau pour aller à Rapture. Là, le joueur se fait baptiser au nom de Booker DeWitt, c’est un transfert de personnalité. Le thème du baptême revient souvent dans le jeu, Comstock en parle souvent dans ses discours. Les évangélistes voient le baptême comme le moyen de devenir une nouvelle personne, born again. Je ne suis pas religieux, je n’y crois pas mais c’est un thème qui m’intéresse. Même quelqu’un qui n’a pas la foi ressent parfois ce désir de faire table rase de son passé. Dans un jeu vidéo, c’est ancré depuis longtemps : on peut perdre, mourir puis repartir de 0, sans se poser de question. Chaque jeu est un nouveau baptême. C’est pour ça qu’on parle d’immersion, qui est un terme initialement lié à l’eau. On baigne dans un monde alternatif.

 

Dans vos jeux revient toujours la notion de choix dans le gameplay, mais aussi d’un point de vue moral

Ce moment du choix est important parce qu’on force le joueur à être dans l’événement. Contrairement aux films et aux livres, où l’auteur reste le capitaine du navire, sur un jeu le public a quelque chose à dire, et on lui réserve ces moments pour qu’il le fasse.

 

Il y a des clichés du jeu vidéo qui vous énerve, et que vous essayer d’éviter ?

Il y en a certains que j’essaie d’éviter, en effet. Après je reste un gamer et suis contre une forme de snobitude geek qui valoriserait certains jeux. J’ai grandi avec et par les clichés, ils ont nourri mon imaginaire, et ma façon d’écrire. Quand je vois un lancier dans Civilization, je ne réfléchis pas 107 ans, je sais instinctivement que ça veut dire « défense contre les cavaliers » ! Un cliché, c’est une barrière, mais c’est aussi ce qui nous permet d’avancer. Je suis un grand fan de comics. Quand vous regardez les adaptations de Spider-Man ou The Dark Knight au cinéma, on peut dire que les choses ont avancé, que l’industrie mainstream a abandonnécertains de ses clichés sur la culture geek, même si tout ça reste une histoire de rentabilité. Pour le jeu vidéo, le dilemme est différent : il y a toujours cette lutte interne entre le scénario et l’expérience de jeu. Au milieu, il y a la notion de plaisir, qui doit balancer entre les deux. Soit on a un jeu solide et bien équilibré, mais sans personnage fort, soit c’est l’inverse. Je suis persuadé qu’on peut faire l’inverse. C’est peut être pour ça que, plus que sur les autres jeux, je me suis obstiné à retravailler la narration de Bioshock Infinite. Quand vous passez 4 à 5 ans sur le même projet, la dimension économique passe au second plan. Vous ne pouvez pas vous lever chaque matin, sans avoir l’envie de créer quelque chose d’unique. Si c’est pour faire la même chose que les autres, et prendre le risque de recycler les mêmes clichés, ça ne vaut pas la peine. Je sais que j’ai eu pas mal de chance avec mes précédents jeux. Mais je ne voulais pas faire un troisième Bioshock à Rapture. Avec les fans qu’on a, le jeu aurait marchésans problème. Et la fierté dans tout ça ?. C’est une chose que je n’arrive pas àconcevoir. Sans risque d’échec, quel intérêt de faire des jeux ?

 

Lire notre chronique de Bioshock Infinite