A quoi s’occupe un Américain sur la Terre dévastée ? Il profite du spectacle, comme un enfant lâché dans un parc d’attraction en jachère. Ici, Tom Cruise joue les Joe DiMaggio dans un stade à moitié mangé par la fin des temps. Sous sa casquette des Yankees, il s’imagine les clameurs du public, un peu comme Charlton Heston repeuplait mentalement Los Angeles dans Le Survivant, en contemplant, seul au monde, la foule de Woodstock sur un écran de cinéma. Ce deuil de Terrien amoureux aurait suffi à faire la beauté d’une série B lumineuse, dont le dispositif initial séduit en l’état : Cruise furète à la surface du globe ravagé pour réparer des drones-sentinelles, téléguidé par une comparse cantonnée dans un poste de contrôle qui ondoie dans les cieux. Tous deux sont missionnés par la planète Titan, où s’est réfugiée l’humanité, pour préserver les dernières ressources de la Terre. Le film tient joliment cette solitude aérienne, cette romance semi-professionnelle entre un homme de terrain infantile et une femme-cerveau perchée dans les nuages, sortes de Mulder et Scully des étoiles.

 

Mais Joseph Kosinski (Tron l’héritage) a envie de prendre le large. Eclatant cette narration quasi-statique qui flottait béatement dans la stratosphère, son film prend le tour d’un medley quand Cruise trouve une survivante endormie (Olga Kurylenko). Il se découvre avec elle un passé commun, et le script amorce alors une dispersion vers K. Dick et à peu près tous les autres horizons science-fictionnels possibles. La dispersion, c’est bien la gangrène de l’entreprise contemporaine de body snatching à laquelle participent beaucoup de blockbusters, imitant, recyclant, compilant le catalogue SF sans aucun angle d’attaque. Une chose dont Oblivion, c’est heureux, n’oublie pas de s’armer. Si la masse critique de références atteint un niveau quasi bouffon, aussi drôle que lassant (il faut s’attendre à tout voir, Cruise rejouant Wall.E ou Morgan Freeman en Predator), ces scènes d’égarements allusifs produisent en même temps une surprenante déroute. C’est peut-être par embardées, par détours vers d’autres histoires, que le blockbuster contemporain réussit paradoxalement à être original : dispensé ou presque de composer un récit, il n’a plus qu’à produire de petits morceaux de bravoure, et à les greffer avec brio sur des tableaux familiers. C’est ainsi que les scènes d’exploration erratique, loin d’être essentielles au script, deviennent les plus belles du film : sur le registre du Survivant, de son remake Je suis une légende ou de tout autre canevas « post-apo », Cruise subit mille expérimentations, se fait piéger comme un bleu dans les sous-sols infestés de rebelles, joue au ballon comme un gosse dans les jardins désaffectés.

 

La batterie de tests menés sur lui, d’ailleurs, dit combien l’acteur est devenu le cobaye d’Hollywood. Après Jack Reacher et les Mission : Impossible, Kosinski s’amuse à son tour avec le scientologue, lui infligeant des déboires physiques jurant avec sa toute-puissance dans Jack Reacher. L’acteur, depuis quelques années, est le premier à réclamer ces transfigurations,  en tant que producteur des Mission : Impossible par exemple, dont il choisit les co-pilotes en suivant ses propres désirs de métamorphoses. Oblivion lui permet de creuser plus profond encore la recherche de cet équilibre entre faiblesse juvénile et puissance chevaleresque de tête brulée, le renvoyant au début de sa carrière  – prédateur des airs pour Tony Scott, il mutait aussi facilement en paraplégique pour Oliver Stone. Le film, d’ailleurs, aurait pu s’offrir comme une sorte d’épopée fragile, à l’image de son héros : après l’incise Total Recall, le script opte pour un virage révolutionnaire et sacrificiel, style Wachowski dans leur veine baudrillardienne. Pourquoi pas, si seulement Kosinski ne donnait pas à cette guéguerre « fuck the system » les atours d’une dystopie direct-to-DVD, léchée mais criarde, découpée à l’emporte-pièces. On peut parfaitement conter la même histoire de révolte interstellaire à l’infini, mais pas réimporter à chaque fois le même montage mécanique, les mêmes chorégraphies dévitalisées. C’est là, sans doute, la limite encore ignorée du blockbuster fabriqué à partir de mille résidus pop, conçu comme un palimpseste géant et sympathiquement vide.