« Tout ce que je peux offrir, c’est moi. » Avec cette citation, Chris Marker, cinéaste, photographe, artiste multitâches, annonce la couleur : Immemory est un CD-Rom entièrement consacré à sa propre mémoire, une compilation de madeleines proustiennes condensées dans un musée subjectif et « anti-exhaustif ». On pourrait l’accuser de nombrilisme mais ce serait lui faire d’emblée un mauvais procès : d’abord parce que le projet est initialement une commande du Centre Pompidou, ensuite parce que la démarche d’un artiste est forcément personnelle. De fait, le concept d’Immemory se veut universel malgré son aspect indéniablement autobiographique : toutes les images, toutes les sensations engrangées et archivées pendant toute une existence finissent par se recouper, malgré leur diversité. Vaste projet, mais Marker loupe le coche.

Cette visite guidée de la mémoire est d’abord beaucoup trop linéaire, l’arborescence du CD-Rom ne contenant que quelques rares ramifications chétives et des bifurcations clairsemées et hasardeuses -étrangement représentées par l’apparition d’un chat de bandes dessinées. Bref, c’est un diaporama, divisé en plusieurs rubriques, rien de plus. Les correspondances promises entre toutes les thématiques (cinéma, voyages, photographie, etc.) sont peu nombreuses et loin d’être évidentes. A partir d’un concept aussi séduisant on ne peut qu’être déçu. L’utilisateur est quasi passif, réduit à faire défiler inlassablement la pléthore de visuels qui constituent Immemory. Quand bien même les souvenirs seraient « planifiables », on ne peut pas se contenter d’une navigation aussi simpliste. Chris Marker semble être passé à côté de la notion d’interactivité.

Bien sûr, on ne peut pas oublier que certains de ses films étaient déjà des « photocollages », des successions de clichés (notamment La Jetée). Immemory aurait donc très bien pu se contenter d’être un film, voire un très beau livre d’art. Plus ennuyeux, les souvenirs stockés sur le CD-Rom sont « fixes » : c’est une « mémoire morte », figée que nous visitons. D’ailleurs le titre initial du projet était Immemory One, ce qui présupposait une suite, un prolongement logique à l’exploration de la mémoire d’un artiste, par essence en perpétuelle évolution. Tel quel, Immemory ressemble à une hagiographie quelque peu autocomplaisante. Sans doute aurait-il fallu adapter l’œuvre sur le Web, et créer une véritable base de données évolutive.

Evidemment, Immemory est tout de même traversé par quelques fulgurances d’une grande beauté, surtout lorsque apparaissent ces photos d’un noir et blanc cotonneux, prises sur le vif -les clichés du tournage de Ran de Kurosawa ou du voyage à Prague sont époustouflants-, mais qu’ont-elles à démontrer, si ce n’est que Marker est un grand photographe ? D’autant plus que le plaisir des yeux est partiellement gâché par un habillage général qui fleure bon l’infographiste amateur -utilisation intensive et aveugle de filtres Photoshop, « photomontages » barbouillés, supposés surréalistes qui grouillent dans la rubrique X-Plugs, totalement gratuite et déplacée…
C’est donc tout ce qui nous reste des flâneries « virtuelles » d’Immemory : l’esthétisme y côtoie la laideur et l’ennui la fascination. L’Art cyber n’a pas encore fini de se chercher…