Depuis quelques temps déjà, nous suivons à distance l’œuvre du studio belge Tale Of Tales, qui s’est fait connaître avec The Graveyard (une petite vieille marche dans un cimetière, voir la démo ici) et The Path (une variation autour du Petit chaperon rouge), œuvres interactives qui ont eu droit à la considération d’une frange habituellement éclairée de la presse vidéo ludique britannique (l’habituel trio Edge, Eurogamer, Rockpapershotgun), à des sélections dans des festivals indépendants, et même à une distribution sur le portail Steam, qui après avoir dans un premier temps refusé Braid, s’est rendu compte qu’il y avait un marché pour le jeu arty. Autant dire que les développeurs Michael Samyn et Auriea Harvey se sont creusé en quelques mois un petit trou bien douillet sur le marché du jeu-concept à forte valeur culturelle ajoutée. Manque de chance, avec Fatale, ils se sont servis de ce trou comme fosse d’aisance.

Quand bien même le critique serait énervé par l’objet qu’il a à juger, ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il dégomme une œuvre indépendante. Seulement Fatale synthétise à lui seul tout ce que ne doit pas être l’art interactif, un machin hybride, nauséeux, vain et infiniment creux. On ne jugera pas l’œuvre de Tale of tales comme un jeu qu’elle n’est pas, mais il n’est pas certain qu’elle gagne à être évaluée en tant qu’installation d’art numérique. On aimerait pouvoir s’étonner de l’intérêt qu’a suscité chez des journalistes vidéo ludiques pareil désastre, mais il est malheureusement aujourd’hui encore trop facile de se faire mousser, en agitant devant les yeux du critique en quête de reconnaissance, jaloux de son collègue de la presse cinéma (qui peut lui tout se permettre, même de vanter la plasticité du dernier Zak Snyder ou de comparer Michael Bay à Eisenstein, il s’en fout, il est critique de cinéma), le chiffon du jeu vidéo d’auteur. Agiter des chiffons, à la manière d’une danse des sept voiles, c’est bien tout ce que font les développeurs de Fatale pour essayer désespérément de nous persuader que la danseuse a autre chose à cacher que de la mauvaise graisse. Et contrairement aux collègues qui voudraient encourager pareille démarche, parce que les développeurs sont de bonne volonté, il nous appartient d’être francs tant avec les joueurs qu’avec les développeurs : non, Fatale n’ouvre aucune voie, si ce n’est celle de la facilité intellectuelle, et si on laisse à Samyn et Harvey le bénéfice du doute quant à la sincérité de leur démarche, on voudrait surtout qu’ils ne poursuivent pas dans cette voie, à moins de se livrer à un vif travail d’introspection. Ce n’est pas d’une critique journalistique, surtout pas complaisante, dont ces zozos de développeurs auraient besoin, c’est d’un savon passé par un prof de première année des Beaux-Arts…

Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que la contribution d’Oscar Wilde à la littérature mondiale pourrait utilement être résumée à deux aphorismes et demi. C’est pourtant sous sa tutelle que se place Fatale, libre adaptation de la lourdingue tragédie biblique Salomé, qui raconte la mort de Saint Jean Baptiste, sacrifié au caprice de la fille d’Hérodiade, qui échange la tête du prophète contre une lap-dance orientale. Ca commence bien, d’autant plus que des citations de la pièce nous flottent sous les yeux pour bien enfoncer le clou. A vrai dire, on ne sait pas bien ce que le « tableau interactif » veut dire de Salomé, même si on note qu’elle possède un iPod, ô modernité. En tout cas, une fine équipe de demi-célébrités, a été assemblée pour le développement du titre… Si Takayoshi Sato (Silent hill 1 & 2 tout de même), ou le post-punk Jarboe, ex-Swans n’ont pas à rougir de leur prestation individuelle, l’assemblage qui tient lieu d’œuvre ne fait pas illusion une seconde.

Car que retenir de ce Fatale, digne des pires moments de la french touch version CD-Rom, caricature du bâclage arty catastrophe du ludo-éducatif-culturel tout juste bon à aspirer de la subvention culturelle ? Samyn et Harvey ne comprennent pas l’interactivité, soit. Mais leur tableau en trois dimensions n’est même pas agréable à explorer. Il y a des morceaux de jeu stupidement égarés (souffler des chandelles) dans un palais de stuc aux teintes violacées relevant plutôt que de Titien d’un Orient à la Valérie Damidot (pas créditée car n’apportant pas assez de plus-value culturelle ?), l’interface est si exaspérante qu’on en briserait la souris… Et surtout, sous la danse des sept voiles, le néant absolu. C’était bien la peine de pondre un manifeste démesurément ambitieux pour un Realtime Art si Fatale ne veut rien dire, n’évoque rien, si ce n’est la propre vanité de sa démarche cultureuse pour critiques mal dégrossis. Jeu avec les points de vue, musiques et couleurs, rien ne colle, rien ne fait sens, ni même ne parvient à créer la moindre émotion. Œuvre pompière, froide, chichiteuse, un ratage à éviter à tout prix, ne recelant d’aucun potentiel, si ce n’est une vanité qui se cherche. On souhaite aux auteurs qu’ils n’écoutent pas trop les tièdes louanges reçues, et qu’ils comparent, s’ils l’osent, ce catastrophique machin aux œuvres de Jason Rohrer (Passage) ou Jenova Chen (Flower), pour ne citer que deux des plus prometteurs artistes interactifs contemporains.

En attendant, il semble bien que la plus belle contribution de Tale of Tales au jeu vidéo soit indirecte. Il faut télécharger l’amusant The Gutter, parodie féroce de The Graveyard, pour comprendre la vivacité d’une scène indé à qui, décidemment, on ne la fait pas.