Succès acquis aux promesses (Arkham asylum) naturellement démultipliées, Arkham City fait dans l’oeuvre somme et le barnum de signatures (Kane, Miller, Dini ici consultant en chef). Elève modèle et maniaque, s’échinant vaillamment à rendre hommage à la densité du serial (Dini est aussi l’auteur de la série animée Batman) du justicier, il s’impose comme parc d’attraction et musée à la fois. Préférant une bouffonnerie du trait (personnages, décors, dialogues), sa volte-face au modèle en vogue hardboiled obséquieux de Christopher Nolan, s’avère judicieusement plus respirable, moins terminale. Foisonnement fait donc loi : ennemis (Joker, Pingouin, Double Face, tous ou presque y passent) et intrigues respectives servent la jouissance du fan, trop heureux de retrouver sur cet archipel des damnés le tout gotha de la série. Dérivée d’une New York 1997 de Carpenter, expérience orwellienne d’asile à ciel ouvert, Arkham City impose le parcours anthologique comme un argument massue de vitrine promotionnelle. Satiété de collectionneur d’autant plus comblée que de pouvoir se glisser, sur quelques missions intercalaires en bonus, dans la combi latex de Catwoman (amusantes mais clairement optionnelles).

Difficile de critiquer cette générosité à faire d’une trame scénaristique la mosaïque de l’oeuvre-matrice, chaque ramification du label DC Comics se liant dans une même symbiose. Reste à savoir si cette exhaustivité sert le simple contentement d’un fan service ou la synthèse éclairée d’un héritage. Rare cas de discorde dans le jeu vidéo, l’exhaustivité suscite même son contraire : un signe d’accomplissement, un graal de plénitude. Le travail de Rocksteady semble saisi d’une évidence : la profusion (ou le remplissage), dans une ère où le jeu vidéo dépasse rarement la dizaine d’heures de jeu, ne pouvait qu’apparaître comme signe de révérence à son joueur. Quitte à occulter d’incontournables bémols : soit le déséquilibre ici entre personnages centraux (Joker en tête), choyés par un scénario solide et une mise en scène au cordeau et d’autres, plus secondaires, traités parfois comme de vulgaires cameos décoratifs. A force d’accumulation, le jeu uniformise son beau monde dans sa tournée des grands ducs et frôle presque le name-dropping géant.

La linéarité du premier épisode, jeu d’aventure qui faisait d’un seul lieu (l’asile d’Arkham) le théâtre d’une aventure en ligne droite, cède ici sa place au free-roaming. Outre l’abondance de ses lignes narratives, ce nouvel environnement (le lieu originel transposé en quartier ostracisé de Gotham) laissait entendre une liberté inhérente au genre, voire un rapport inédit du justicier à sa ville. Celle d’Arkham City reste à nuancer. Pas de souci du monde ici, pas même son dédoublement fantasmé. La petite sœur de Gotham se limite à une vie artificielle exsangue, par quelques gossips de bandits captés ça et là comme seules pulsations de vie urbaine. Une fois démêlé l’écheveau narratif, une fois dénichés ses objets secrets entre deux missions, peu d’espoir d’inspecter ses arcanes sur le mode de la flânerie, encore moins d’y trouver une seconde vie sandbox.

Pointant peut-être les limites de l’open world, car se contentant d’être son plus beau simulacre, Arkham City doit paradoxalement sa réussite à ce rapport privilégié entre espace et gameplay. Très ramassée, la ville tient du skate park gothique, non de la métropole méandreuse : le fantasme d’exploration, voire de symbiose avec un monde artificiel, ne semble plus d’actualité. Cette frustration libertaire, comme sourde aux canons modernes du jeu vidéo, épouse surtout l’essence de son héros. En milieu hostile permanent, le personnage construit son mouvement avec la même abnégation méthodique qu’un simulateur de vol. Chez Spider-man, Assassin’s creed ou Crackdown, la maîtrise de l’espace se joue sur un affranchissement des distances, le challenge d’un mouvement continu comme simple preuve de domination. Héros sans pouvoir, gosse de riche équipé de jouets technologiques pour pallier à sa mortalité, le justicier ne pouvait prétendre à cette caractérisation mobile du super-héros. Calcul de hauteur, distance de planage, positions de corniches, le mouvement gagne en planification ce qu’il perd en fluidité. D’où l’excellente idée de rendre toute attaque de front suicidaire, sans prendre en compte l’environnement de son ennemi. Cette stratégie spatiale devient alors figure stylistique (skate park toujours) et symbolique de l’oeuvre-mère.

Agencé comme une BD géante à ciel ouvert, l’espace fait de ses checkpoints narratifs (chaque repaire de méchants) les chapitre d’un parcours abstrait et mythique d’une oeuvre écrite sur 60 ans. Lier mouvement du héros et mouvement de la lecture épisodique, dans une joie communicative de best-of : là se situe peut être la grâce d’une métaphore sérielle. Quand elle flatte et transcende nos caprices de gosse.