Se replonger dans Another world, quinze ans après sa naissance, reste, malgré le poids des ans, une expérience unique. Le temps et l’expérience aidant, on prend mieux la mesure d’un jeu dont l’influence artistique, directe ou indirecte, se retrouve dans de nombreuses productions nettement plus récentes (d’Ico au King Kong de Michel Ancel), une filiation plus ou moins consciente qui permet à l’oeuvre d’Eric Chahi de rester dans l’air du temps. Cette réédition anniversaire, c’est l’occasion de redécouvrir le titre sous un nouveau jour, agrémenté de quelques retouches graphiques (notamment le support de résolutions HD) et d’une jouabilité sensiblement plus souple que l’original. Paradoxalement, et contrairement à la plupart des jeux rétro possédant un écho contemporain, ce n’est pas tant grâce à son gameplay qu’Another world ,a si bien résisté aux épreuves du temps. Après tout, le jeu de Chahi n’est rien de plus qu’une resucée du Prince of Persia de Jordan Mechner, avec une progression qui pousse le concept du die & retry à son paroxysme et une difficulté parfois cauchemardesque qui aura raison de la plupart des joueurs.

Another world tire tout son génie -on peut tout à fait dire ça, oui- de sa capacité d’immerger le joueur dans un univers délicieusement dépaysant : de la magnifique intro rotoscopée qui préfigure les futures cinématiques, aux vastes paysages oniriques servant de toile à l’aventure, la puissance évocatrice du titre est insurpassable. En s’éloignant des conventions esthétiques de son époque, Another world utilise sa puissance d’évocation visuelle pour mieux pénétrer l’esprit du joueur, et agir comme un détonateur de l’imagination. Il ne peut sans doute pas revendiquer la paternité des liaisons dangereuses entre le jeu vidéo et le cinéma, mais le jeu de Chahi est l’un des premiers a avoir proposé une expérience ludique cinématographiquement convaincante. Avec sa mise en scène soignée, l’absence d’une interface balourde qui viendrait parasiter l’écran, l’image devient un support solide aux rêveries du joueur, dans lequel chaque élément à sa propre justification, sa propre histoire à raconter. Contrairement à la grammaire traditionnelle du jeu vidéo qui veut que la tension dramatique découle d’une mise en situation, elle est ici tout simplement véhiculée par les décors. Dans ce contexte, le gameplay apparaît presque comme accessoire, comme une corvée dont il faut s’acquitter pour pouvoir continuer le voyage. De quoi regretter, parfois, le nombre de situations frustrantes qui font immanquablement décrocher de l’aventure en attirant trop l’attention sur une structure aujourd’hui obsolète. On se surprendrait presque à imaginer y jouer à la façon contemplative d’un Shadow of the colossus, un de ses plus récents descendants.

Malgré ces écueils, le jeu d’Eric Chahi se révèle bien plus qu’une pièce de musée poussiéreuse, une madeleine pour joueurs nostalgiques. Il permet malgré tout au néophyte de comprendre qu’en dehors de la consommation compulsive des dernières nouveautés, le jeu vidéo a un passé et donc une histoire. Another world en est justement un des vestiges les plus précieux.