Deux nouveaux livres de Yôko Ogawa paraissent ces jours-ci : Le Musée du silence et Une Parfaite chambre de malade, qui prolongent son oeuvre, toujours dans la veine mi-surréaliste, mi-hyperréaliste découverte dans ses précédents romans. Une orientation originale, éloignée de la littérature occidentale mais aussi du travail de la plupart de ses compatriotes. Rencontre.

Chronic’art : Selon vous, qu’est ce qui fait de vous l’écrivain japonais la plus lue en Europe ?

Yôko Ogawa : Je crois que la première raison est que je ne cherche pas à décrire les Japonais ni la société japonaise. Ce que j’observe en écrivant, c’est un passé lointain qui n’a rien à voir avec le pays ou la société. Sans doute peut-on parler du monde des morts. Je prends par la main des morts que je n’ai jamais rencontrés, dont je ne connais pas le nom, je les conduis dans l’univers de mes romans où je les fais revivre pendant un certain temps, avant de les raccompagner jusqu’à leur monde d’origine à la fin de l’histoire. C’est toujours dans cet état d’esprit que j’écris mes romans.

Qu’est ce qui vous différencie des autres écrivains japonais contemporains ? Comment êtes vous perçue au Japon ?

Dans la littérature japonaise contemporaine, je crois que je suis assez éloignée de la tradition du roman intimiste. Que je ne fasse pas grand cas de mon expérience personnelle est une attitude fondamentalement différente de celle des écrivains traditionnels. Ils écrivent pour surmonter leur propre expérience (un exemple facile à comprendre est celui des écrivains qui ont fait l’expérience dramatique de la Deuxième Guerre mondiale). Moi, j’essaie de décrire ce dont je n’ai pas pu faire l’expérience. En écrivant des romans, je tente d’approcher la mémoire d’un passé lointain dont je n’ai jamais fait l’expérience.

D’où vient votre rapport si particulier à la mort ? En vous lisant, on a toujours l’impression d’une forme de fascination et d’un apprivoisement progressif. Qu’en est-il réellement ?

Ma relation avec la mort ? Si j’essaie d’analyser les raisons pour lesquelles je suis préoccupée par la mort, il me semble que c’est en grande partie parce que mes parents et tous les membres de ma famille sont de fervents croyants d’une religion apparentée au Shinto. Cette religion prêche que les croyants sont serrés sur le cœur des dieux, et que si la survenue de la mort est un arrangement des dieux, il n’y a pas du tout à en avoir peur. On est alors à la recherche de l’ultime générosité en acceptant la mort avec gratitude. Il ne s’agit plus d’essayer d’éloigner la mort, mais de savoir comment l’accepter, et c’est ce qui est sous-jacent à tous les romans que j’écris. C’est peut-être cela qui est pris à tort pour de la fascination envers la mort.
Quelle importance et quel poids dans la vie quotidienne accordez vous au souvenir et à la mémoire ?

La mémoire est le conte relatif à la vie quotidienne. Personne ne se souvient de la réalité telle qu’elle est. On ne retient que ce que l’on a transformé en histoire à sa manière, et l’on reconstruit inconsciemment son expérience en donnant de l’importance à certaines choses et en en supprimant d’autres. Sans doute que sans ce travail inconscient, aucun être humain ne

pourrait surmonter ses expériences douloureuses. Par conséquent, une histoire est nécessaire, même pour quelqu’un qui n’a jamais lu un seul livre.

Comment trouvez vous un équilibre entre rêve et réalité ?

Je trouve presque inconsciemment cet équilibre. J’ai uniquement conscience de donner une certaine réalité à un monde que j’ai imaginé. Je ne fais aucun calcul pour garder l’équilibre entre rêve et réalité. Je ne décris pas un endroit que j’ai imaginé comme s’il s’agissait d’un monde rêvé. J’observe froidement et d’une manière approfondie les détails, que je décris comme si j’écrivais un rapport d’expérience. C’est cela qui devient une réalité particulière.

Pourquoi choisir de créer des situations qui ressemblent à des expériences scientifiques ?

C’est terriblement difficile de décrire avec des mots les sentiments humains. Les jolis mots, en général, sont concrets. Je ne ressens aucun charme dans des mots tels que « triste », « pénible » ou « content ». Mais des mots tels que « microscope », « ovaire », « spécimen », « musée » me sont une merveilleuse source d’inspiration. Lorsque l’on décrit l’homme, il est inutile de vouloir s’introduire brusquement à l’intérieur de son cœur. C’est à partir de l’observation que tout commence.

Cultivez-vous cette sorte de fatalisme qui fait que vos personnages, quoi qu’ils fassent, sont toujours en quelque sorte condamnés dès le début de vos récits ?

C’est en relation avec le problème de la religion. Plutôt que de combattre la destinée, je préfère essayer de me demander comment l’accepter. Peut-être que cela ressemble à la différence qui existe entre combattre un cancer par la chimiothérapie ou essayer de vivre avec.

Quelles sont vos propres hantises ?

Ecrire, peut-être. Je suis obsédée par l’idée d’écrire un bon roman.

Propos recueillis par

Lire notre chronique des livres de Yôko Ogawa, Le Musée du silence et Une Parfaite chambre de malade