On l’attendait avec excitation, il nous rencontre avec indifférence. Il est comme ça, Bill, enfoncé jusqu’aux épaules dans son fauteuil, la jambe gauche tendue sur la chaise d’en face. Son truc favori : prendre dix bonnes secondes d’inspiration avant de sortir une banalité. Pas grave, on a essayé de creuser un peu, et on y est parfois parvenu… A vous de juger.

Chronic’art : Vous êtes invité d’honneur d’un festival de SF… pourtant, vous dites ne plus fréquenter d’écrivain de SF, ni même écrire de la SF. Pourquoi avoir accepté cette invitation ?

William Gibson : La SF est ma culture d’origine. Je me suis toujours senti proche du milieu de la science-fiction européenne (anglaise et française notamment), beaucoup plus que de celui d’Amérique du Nord d’ailleurs. C’était une invitation sympathique, et je l’ai vue comme une occasion de passer du bon temps.

C’est le cas ?

Ouais… c’est assez plaisant.

Ressentez-vous l’influence que vous avez pu avoir sur ce milieu ?

Vous savez, je n’ai pas l’impression d’avoir eu tant d’influence que ça, du moins dans le domaine littéraire de la science-fiction. L’influence du soi-disant « cyberpunk » (qui n’a jamais été l’expression que j’ai employé pour qualifier ce que je faisais) sur la SF mainstream a en fait été assez faible ; elle a surtout été visible dans le cinéma, les jeux vidéos, les dessins-animés, etc. J’ai l’impression d’avoir eu plus d’influence sur la mode que sur la littérature…

Quel effet cela fait de passer du statut d’auteur marginal et subversif, voulant briser les codes du genre, à celui d’écrivain adulé ? On ne sait plus très bien s’il faut vous voir, dans l’histoire de la SF, comme le premier postmoderne ou le dernier des classiques…

J’ai récemment appris un nouveau terme littéraire : « paramoderne », un terme inventé par un universitaire. D’après lui les paramodernes sont des écrivains qui arrivent après les écrivains modernes, mais qui ne sont pas à strictement parler postmodernes. Bon, je ne me suis pas encore tout à fait penché sur cette définition, mais la personne qui a inventé le terme donnait trois exemples d’écrivain : Philip K. Dick, Thomas Pynchon, et moi. Je me suis dit : « hum, intéressant, il faut que j’en sache plus », mais ce n’est pas le cas pour l’instant.

Ah…

(Rires) Eh oui, désolé. En tous cas, je n’ai pas du tout, je crois, une démarche que l’on pourrait qualifier de « postmoderne ».

On dirait que la SF n’a jamais retrouvé de roman de la dimension de Neuromancien, qui semble avoir posé les bases indépassables du thriller futuriste… Etes-vous d’accord ? Voyez-vous d’autres romans à l’importance similaire ?

Pour tout dire, j’ai un peu décroché de tout ça. J’ai arrêté de suivre l’évolution du milieu. Je crois que j’ai arrêté, précisément, quand le label « cyberpunk » a commencé à être appliqué à mon travail. Il me semble que nous avions un potentiel révolutionnaire – c’est assez prétentieux, mais au niveau du petit monde de la science-fiction américaine, nous avions un potentiel révolutionnaire. Et dès que ce mot de « cyberpunk » a commencé à être utilisé, nous avons été résumés à cela, une branche comme une autre de la SF, un simple moment de son histoire, et ce potentiel révolutionnaire a été neutralisé. J’ai donc cherché à m’éloigner du milieu éditorial de la SF, tout en continuant à faire ce que je faisais. Pour moi, l’important n’était pas de parler du futur, ce n’était qu’un outil pour parler du présent. Ecrire une histoire se situant dans le futur, c’est une convention, la convention d’un genre littéraire particulier.

Vous êtes bel et bien dans la description du présent, maintenant.

Oui, mais je n’ai pas l’impression de faire quelque chose de fondamentalement différent. Mon but a toujours été le même, comprendre le présent. Le lecteur de SF apprécie cette convention qui consiste à situer l’histoire dans le futur, mais ce n’est qu’un effet littéraire, qui n’est pas essentiel finalement. Tout texte de science-fiction est tourné vers le présent, vers l’instant auquel l’auteur écrit. On ne peut pas imaginer le futur sans avoir un discours ou une théorie sur le présent. Quand j’avais la vingtaine, la SF était en quête de respectabilité, et on a essayé d’appeler cela « speculative fiction », ce qui est sans doute un mauvais terme car toute fiction est spéculation. Chaque auteur, en imaginant ce que le monde va être, nous dit ce qu’il est ici et maintenant.

Mais il y a quand même une évolution dans votre travail, en dehors de cette « convention » de l’anticipation. Vous avez abandonné ce style révolutionnaire à base d’ellipses et de métaphores étranges qui rendait Neuromancien si particulier. Pourquoi ?

Oui oh, ça c’était…(il réfléchit)

L’influence de Pynchon ?

Pas tant que ça. Mes influences n’étaient pas tellement digérées, d’ailleurs, à l’époque. Certes, on reconnaît des morceaux de Pynchon dans cette « soupe », mais il y a d’autres ingrédients. Aujourd’hui, je suis certainement plus « moi », même si les influences sont toujours là. Pour être honnête, certains des procédés stylistiques dans ce livre n’étaient que des façons de masquer mes lacunes et mon inexpérience. C’était mon premier livre, et parfois je ne savais pas comment faire ; j’avais un contrat, un livre à rendre, donc j’ai dû trouver des façons détournées de raconter certaines choses.

Autre nouveauté me semble-t-il : Code source manifeste une sorte d’acceptation ou de jouissance de la vie et de la technologie à l’ère capitaliste. Le cyberpunk, au contraire, en entretenait une vision très sombre. Qu’est-ce qui vous a fait évoluer ?

Je ne crois pas avoir changé de point de vue, mais il y a des éléments que je n’avais pas pris en compte dans Neuromancien ; les personnages n’avaient pas de travail, pas de salaire, n’avaient jamais été employés… en fait, ils n’avaient même pas de parents ! C’était une vision assez adolescente et rock’n’roll du monde. Je dépeignais un univers dans lequel les classes moyennes n’existaient pas. Il n’y avait que des très riches ou des très pauvres. Cela arrive parfois, d’ailleurs. A Mexico il y a quelques années, ou à Moscou maintenant, on ne trouve pas de classe moyenne. Il y a des gens immensément riches, ou épouvantablement pauvres : rien au milieu. Quand j’avais la vingtaine, le discours d’après lequel rien de bon ne pourrait venir des classes moyennes était assez répandu. Elles étaient un problème, pas une solution. Mais je me suis rendu compte que la plupart des choses du XXe siècle que j’aimais venaient des classes moyennes. Toute la contre-culture des années 60 que j’aimais a émergé, en fait, des classes moyennes, pas de la classe ouvrière ou de la haute société. Les classes moyennes avaient de l’argent, et leurs enfants avaient du temps libre, tout en n’ayant pas un avenir assuré – ce qui a généré chez certains une sorte d’angoisse productive, qui permettait d’explorer et d’expérimenter des choses. Et je crois que ce qui m’a le plus dérangé dans les deux mandats de Bush junior et de son administration, c’est le reflux des classes moyennes. Celles-ci ont pâti des années Bush, au contraire des classes supérieures. L’argent a émigré vers les hautes sphères, et les classes moyennes se sont appauvries, jouissant de moins liberté que ce que moi, j’ai connu.

Pensez-vous avoir été influencé par Douglas Coupland, dans votre vision des choses ?

Non, je ne crois pas. Je l’ai rencontré il y a quatorze ans, et j’avais déjà un peu entendu parler de lui sans l’avoir lu. Quand j’ai découvert ce qu’il avait fait, je me suis effectivement dit que nous avions évolué de façon un peu parallèle ; mais nos points de départs étaient tout à fait différents. Je crois que quelqu’un comme Chuck Palahniuk a beaucoup plus à voir avec Douglas Coupland. Ils sont amis d’ailleurs, bons amis. On me rapproche parfois d’eux, dans ce qu’on appelle la « transgressive fiction », et qui correspond tout à fait au travail de Chuck. Pour ma part, ces similitudes, qui sont essentiellement stylistiques, ne sont qu’une corde dont je joue parfois ; mais mon principal problème a toujours été d’évaluer les conséquences sociales des nouvelles technologies.

Il y a un auteur ici, que l’on compare beaucoup à vous : Jeff Noon. Lui non plus ne lit pas de SF et ne prétend pas en faire. Que pensez-vous de ce rapprochement ?

Il est là ? J’ai toujours trouvé que c’était un écrivain intéressant. Je me souviens de la lecture de son premier roman, que j’avais trouvé passionnant. C’est le genre d’écrivain qui aurait probablement écrit le même livre si la science-fiction n’avait jamais existé. Je ne suis absolument pas comme cela. Je pense que Jeff Noon ne passait pas son temps, quand il avait douze ans, à lire de la science-fiction. Moi, si. Je ne lisais que ça. A seize ans, j’ai arrêté, parce que ce n’était pas très cool de lire de la SF, mais je m’y suis remis vers vingt-cinq, quand j’ai commencé à écrire et que j’ai réalisé que ma force viendrait de là. C’était de là que je venais, là que j’avais grandi. Ce n’est pas le cas de Jeff Noon je pense, et c’est très bien comme cela.

Jeff Noon a toujours orienté son travail vers le fantastique, ou le récit onirique (à la manière de Lewis Carroll) ; envisagez-vous de travailler dans ce sens, ou êtes-vous déterminé à garder une ambition réaliste ?

En fait, les critiques ne l’ont pas tellement souligné, mais il y a dans Identification des schémas et Code source une très légère de dose de fantastique ; en fait, ce fantastique reste à l’état de possibilité, mais il donne un peu sa couleur aux livres. Le personnage de Tito, par exemple, croit à beaucoup de choses surnaturelles. Il croit qu’il est possédé. C’est dû à sa culture et à sa religion, c’est quelque chose que l’on ne peut pas prouver mais qui fait partie de l’expérience humaine. Je ne sais pas d’où cela m’est venu, mais cela fait partie de ce que je fais maintenant. Je crois que ma conception du fantastique a changé, même si je me suis toujours demandé ce que cela aurait donné si j’avais décidé d’écrire de la fantasy traditionnelle, des histoires de fantômes, tout ça… Mais ma vision du fantastique s’est déplacée. Quand je lis Cormac McCarthy, je vois du fantastique. No country for old men, par exemple, peut tout à fait se passer dans un monde qui n’inclut pas d’éléments surnaturels, mais il y a une charge fantastique évidente, un élément horrifique qui transforme la réalité. C’est cela qui m’intéresse dans le fantastique à présent. Pas les elfes… Quoique parfois je me dis que j’aurais pu me lancer là-dedans (rires).

Non… ?

En fait, il y a quand même des livres de fantasy que j’adore, comme ceux de Mervyn Peake… Vous connaissez ?

Pas du tout.

A mon avis, c’est difficile à traduire. Mais c’est très intéressant. Pour autant, aujourd’hui, j’aimerais me rapprocher de ce que fait Cormac McCarthy. Parfois je me demande ce que cela ferait si j’écrivais sur la guerre civile américaine ; et je pense que ce qui en résulterait serait plus proche de McCarthy que de quoi que ce soit d’autre.

Propos recueillis par

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