On rencontre Jeff Noon, l’auteur de Pixel juice / NymphoRmation, le dimanche matin, après cinq jours de festival – les Utopiales 2008. Ce qui devait être le point d’orgue de notre séjour à Nantes (un entretien-fleuve où l’on parlerait de tout) se résumera à un échange plutôt court, la faute à un temps de préparation insuffisant et à un matériel audio déprimant de mauvaise volonté. Avant de ne devenir qu’une ondulation inaudible noyée sous les parasites, voici ce que la voix de Jeff Noon a eu le temps de nous dire…

Chronic’art : On commence tout juste à vous connaître en France, pourtant vous avez déjà une longue carrière d’écrivain. Racontez-nous vos débuts…

Jeff Noon : J’ai commencé par être peintre et musicien, cela fait partie des innombrables choses que j’ai faites dans ma vie. Quand j’ai commencé à écrire, c’était des pièces de théâtre. Ca n’a pas été un franc-succès. Puis j’ai été engagé dans une librairie à Manchester, justement au rayon SF. Une des personnes qui travaillait dans cette librairie m’a un jour proposé d’écrire un roman pour sa maison d’édition, et tout est parti de là.

Pour vous situer dans le panorama littéraire, on a tendance à vous rapprocher de ce que l’on connaît en France : Gibson pour le côté SF, Irvine Welsh pour le style. Dans quelle mesure vous reconnaissez-vous dans ces références ?

J’admets qu’à l’époque j’ai été très influencé par William Gibson. Neuromancien, je l’ai dévoré, et cela m’a profondément marqué. Je lisais aussi beaucoup J.G. Ballard. Quant à Irvine Welsh, on ne peut pas vraiment dire que ce soit une influence, puisque nous avons émergé simultanément. Nous faisons partie de la même génération d’auteurs, celle des années 90. Moi, je suis plutôt issu du milieu de la musique, mais j’ai quand même lu pas mal de science-fiction, et j’ai toujours été à l’affût des nouvelles techniques littéraires, qui permettent de parler du présent et de le comprendre.

Comment classeriez-vous vos romans ? Il semble qu’en France, nous manquions de nom pour ce genre de livres. Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche actuellement ?

Non, j’ai l’impression de faire cavalier seul. Et je n’ai pas de terme pour qualifier ce que je fais. Je parle parfois d’« avant-pop », un mélange d’avant-garde et de pop. Si vous mélangez Raymond Chandler et James Joyce, cela vous donne une idée. Je suis influencé par la culture populaire, la musique et les romans de science-fiction, et j’essaie de mélanger tout cela en utilisant des techniques littéraires d’avant-garde. Je suis très intéressé par ce qui se passe quand vous mélangez des choses ensembles, pour créer du neuf. J’essaie donc en permanence de me surprendre, d’inventer et d’imaginer de nouvelles choses. Et je m’intéresse au langage comme médium, comme matière. Je ne suis pas un simple conteur d’histoires, j’essaie d’inventer un langage qui corresponde à cette histoire.

Oui, il y a un très gros travail sur les mots. Chaque jeu de mot ou néologisme semble engendrer une réalité nouvelle.

Oui c’est exactement ce que j’essaie de faire. Une de mes principales influences dans ce domaine fut Anthony Burgess (mancunien lui aussi). Le livre et le film Orange mécanique furent très importants pour moi. Il ne s’agit pas que de raconter une histoire, mais aussi de se faire plaisir à l’intérieur du langage en créant des mots et des façons de s’exprimer.

D’où vous est venue cette idée du Vurt, cette réalité alternative, entre rêve et jeu vidéo ?

Eh bien l’idée, à l’origine, me fut suggérée par la lecture d’un écrivain français, Octave Mirbeau, qui était une sorte de figure anti-establishment. Le Jardin des supplices parle d’une prison avec en son centre un magnifique jardin oriental. Une fois par semaine, le public peut venir y assister à la torture des prisonniers. C’est une sorte de divertissement pour les classes moyennes. Quand je l’ai lu la première fois, j’écrivais des pièces de théâtre, et je pensais l’adapter. Mais dans le livre, le récit n’est pas très puissant, il ne se passe pas grand-chose, c’est surtout descriptif. Je devais donc créer un récit de toutes pièces, et il m’est venu cette idée : la sœur du personnage principal pourrait rester coincée dans cette prison. Au même moment, je me renseignais sur la réalité virtuelle et sur certaines expériences faites aux Etats-Unis, et notamment sur les débuts d’internet. Et je me disais : « waouh, ils sont en train de réaliser les inventions de William Gibson ; le cyberspace devient réel ! ». Et ces idées ont en quelque sorte fusionné : le jardin des supplices et le monde virtuel. Voilà comment naissent les histoires dans ma tête : par le rapprochement d’éléments divers, et leur mélange. D’autre part, dix ans avaient passé depuis Neuromancien, et personne en Angleterre ne semblait vouloir s’inscrire dans la lignée de ce livre, pourtant séminal. Or il était temps que nous nous y mettions nous aussi, que la Grande-Bretagne s’engouffre à son tour dans la brèche. Je voulais que Manchester prenne place sur la carte du nouveau monde, aux côtés de la Californie, de New York, ou de Tokyo, tels que les a peints Gibson.

C’est là que la critique vous a rapproché de William Gibson… Mais n’était-ce pas un raccourci commode ? Peut-on vraiment comparer vos travaux ?

Eh bien, je suis plutôt au centre d’un triangle qui comprendrait William Gibson, Lewis Carroll et… Lee Scratch Perry (producteur de dub et de reggae). Et je me déplace à l’intérieur de ce triangle, parfois plus proche d’un point que de l’autre. J’ai atteint ma majorité en pleine ère punk en Angleterre. Et en 77, nous avons découvert le reggae-dub. Pour ceux qui l’ignorent, les producteurs de reggae en Jamaïque commencèrent à expérimenter la matière sonore au milieu des années 70 ; ils prenaient un morceau, et en faisaient un remix sur la face B. La plupart du temps, les instruments disparaissaient, et il ne restait que les basses. Ils rajoutaient alors divers effets sonores. C’est l’invention du remix. Je faisais de la musique à l’époque, et cela m’a terriblement excité. Quand j’en suis venu à écrire, j’ai gardé cette idée du remix, qui est très importante pour moi. Donc si vous prenez Gibson, Lewis Carroll, et cette culture du remix, vous avez les trois mamelles de mon travail ; ajoutez-y Ballard, Burroughs, et Borges. J’ai aussi connu la période rave en Angleterre ; à cette époque d’ailleurs, il m’arrivait de lire des textes dans des clubs. Les mots se mêlaient alors à la musique techno, et alors que j’étais en pleine écriture de NympoRmation, je me suis dit qu’il serait intéressant d’appliquer les techniques du mix, du sample, du séquençage, à la littérature. Voilà pourquoi il y a dans Pixel Juice des histoires remixées, ou mélangées les unes avec les autres. Ce que j’essaie de faire, c’est créer un langage adapté à la description du monde actuel. En Grande-Bretagne, la plupart des romanciers prennent pour modèle le roman victorien, avec son déroulement linéaire et son développement progressif des personnages. J’essaie de trouver un langage du 21ème siècle et, en incorporant ces techniques venues de la musique ou du cinéma, de trouver une façon de parler qui soit branchée sur la réalité actuelle. C’est un voyage, une exploration, dans laquelle je suis toujours, et qui recommence à chaque nouveau livre.

Vous avez du être content de vivre à Manchester à la fin des années 80…

Bof, en fait je n’étais pas trop club et ecstasy. Mais c’est vrai que cette idée de remix est rentrée dans la culture populaire à ce moment-là… Les disques de pop avaient tous un remix en face B, c’était très excitant. Et il y avait des artistes qui, à l’époque, exploraient vraiment le son : Aphex Twin, Squarepusher (même si c’était davantage les années 90)…

Vurt a été écrit en 1993, est paru une première fois en France, mais n’a fait parler de lui qu’en 2006, à l’occasion d’une nouvelle traduction. Comment expliquez-vous ce rendez-vous manqué avec la France, alors que d’autres écrivains britanniques des années 90 ont plutôt bien marché ici ?

Je crois que c’est l’éditeur qui a tout changé. Quand La Volte s’est emparé de mes livres, et qu’ils ont été retraduits, le travail était tellement bon et convaincant que, cette fois-ci, le public a davantage suivi. Je dois dire que les gens des éditions La Volte ont mis beaucoup de passion dans cette publication, ils l’ont très bien défendue. Ils ne publient pas beaucoup de livres, donc ils se concentrent sur quelques titres qu’ils aiment. Pour un écrivain, c’est la relation rêvée avec son éditeur. C’est même plus facile qu’avec les éditeurs anglais. Mathias Echenay (éditeur, ndlr) s’implique beaucoup dans ce qu’il fait, c’est très agréable. Quand on a des gens comme cela pour nous défendre, les choses sont plus faciles.

Vous dites qu’il y a quelque chose de « typiquement britannique » dans Alice au pays des merveilles… En est-il de même dans vos romans ?

Je ne sais pas, on me pose toujours la question ici. Les français ont l’air d’être fascinés par ce quelque chose qui serait typiquement anglais ; qu’est-ce que c’est ? Est-ce que ça existe ? C’est extrêmement difficile pour moi, écrivain anglais, d’en parler et d’essayer de le définir. Et il y a actuellement en Angleterre beaucoup de discussions sur ce thème ; qu’est-ce que cela veut dire, être britannique ? Et personne ne sait. Certains insistent sur l’aspect multiethnique des îles britanniques ; d’autres sur la créativité impérative qui a toujours animé les britanniques. Pour ma part, j’ai par exemple essayé dans NymphoRmation d’écrire un roman social, navigant entre les différentes couches de la société. J’essaie, de même que dans mon travail sur les mots, de célébrer la diversité de la société anglaise. Je suis passionné par ce qui se passe dans les marges, là où les différentes cultures se mélangent les unes aux autres. Ici l’identité est floue, elle est à faire. La plupart de mes personnages sont en quête d’identité, parce qu’ils évoluent dans un monde aux repères flous, où les identités ne se sont pas encore fxées. D’autre part, il y a une certaine réserve, une discrétion, une intériorisation des émotions typiquement britannique, qui est excellente pour la production de romans.

Propos par

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