Le « Pierrot lunaire » de Schönberg, les Revox du Quintet Avant, les mange-disques de Dustbreeders et les séries austères de Webern : ouverture tout en contrastes du Festival de musiques contemporaines Why Note, à Dijon.
Cinq types autour d’une grande table carrée installée au beau milieu de la salle et recouverte d’une quincaillerie robuste et intrigante, d’objets inattendus et d’un inextricable réseau de connexions : le Quintet Avant entre en scène, lançant la « carte blanche » offerte à Jérôme Noetinger par le Festival Why Note, inauguré la veille avec le Pierrot lunaire de Schönberg et l’Ensemble XXI. L’auto-description de ce groupe né un peu par hasard voici six ans lors du Festival « Musique Action » à Vandoeuvre-les-Nancy est laconique : sa musique se veut être un « hymne au n’importe quoi, au magnétophone Revox, à la synthèse analogique et au haut-parleur ». Bienvenue, donc, dans une sorte d’usine à sons constituée d’un Revox torturé (Jérôme Noetinger, Lionel Marchetti et Jean Pallandre), d’un synthétiseur analogique (Marc Pichelin) et d’une station de distribution spatiale (Laurent Sassi, officiellement préposé à la « projection sonore ») qui, tout en prenant rigoureusement le parti de l’improvisation et de la création spontanée, n’exclut pas la théâtralité (pas plus d’ailleurs que la dérision). Observés avec détachement, les cinq bidouilleurs, affairés avec concentration à leurs matériels, donnent l’impression frappante d’incarner une bande de mécaniciens à l’œuvre sur une chaîne de montage, comme s’il s’agissait finalement moins de musique au sens conventionnel que de sidérurgie ou de soudure industrielle. Des activités de ce petit atelier sortent des ambiances futuristes et déroutantes aux allures de magmas ferreux et sinusoïdaux, régulièrement entrecoupées de séquences scéniques ou humoristiques qui assurent la connivence avec un spectateur par ailleurs complètement privé de repères (l’impossibilité de comprendre le processus de fabrication des sons provoque à la fois frustration et fascination) : enregistrement impromptu d’un cours de pétanque (pardon : de « lyonnaise ») prodigué par un vieillard à un garnement du sud, lancer de boules de pétanque authentiques sur le carrelage de la salle, imitations cocasses de barrissements éléphantesques à partir du crissement d’un pied de chaise copieusement amplifié et déformé, vibrations inquiétantes d’un verre en plastique et d’une bouteille de flotte vide, joyeux tour de salle avec un équipement portatif constitué d’un micro et d’un haut-parleur enfermé dans une mallette en plastique. Un show électroacoustique quasi immobile, décapant et envoûtant, qui trouverait parfaitement sa place dans la salle des machines d’un rafiot intergalactique promis à une démolition future, entre pièces de métal rouillées et bredouillements pathétiques d’un ordinateur en fin de vie.
Projecteurs et sauvagerie
Le Projos Quartet, lui, joue la carte de la « symphonie du silence » et de l’expérimentation cinématographique : impro pour quatre projecteurs 16 mm (Etienne Caire, Xavier Querel, Christophe Auger et Gaëlle Rouard) née de la rencontre de l’équipe Metamkine et de l’Atelier grenoblois MTK, cette expérience déconcertante s’inscrit dans la lignée d’un précédent projet demeuré fameux, « Mody Bleach » (séquelle du Moby Dick de Huston reprise, manipulée et transformée) ; filtres, jeux d’ombre, tremblements, surimpressions, flous et éclats de lumière font de la projection une performance à part entière, réappropriation des procédés du sampling et de l’impro par le cinéma expérimental. Accueil mitigé d’un public clairsemé et surpris. Le contraste ne manquera en tous cas pas de sel lorsque déboulera sur la minuscule scène du bar les trois allumés de Dustbreeders, un trio d’artistes conceptuels (Yves Botz, Thierry Delles et Michel Henritzi) qui, plutôt que d’apprendre la guitare et d’acheter des partitions, ont décidé de ramener le rock’n’roll à sa plus simple expression (le bruit, la sauvagerie jubilatoire et la structure minimaliste) tout en exacerbant son outrance naturelle jusqu’à la parodie.
Le dispositif est simple : trois amplis Marshall poussés à bloc, des pédales d’effet en bataille et des mange-disques en plastique rouge et bleu, façon Fischer Price. L’objectif : tirer le maximum de saturation et de rage brute de l’ensemble en jouant à fond sur le larsen. Les deux premières minutes de la performance provoquent un rejet instinctif quasi immédiat : le bruit est insupportable, le spectacle des trois musiciens cognant sur les mange-disques en se déhanchant comme des épileptiques si excessif et absurde qu’on hésite entre le rire et la consternation. Les doigts enfoncés dans les oreilles, je suis sur le point de quitter la salle lorsque Stéphanie Brun, du Festival, me présente avec compréhension une boîte de boules Quiès. Dûment protégé, je la bénis mentalement et replonge, rassuré, dans le magma étourdissant et improbable du power trio, qui détruit consciencieusement ses instruments en les portant au ciel avant de leur faire subir les derniers outrages dans un show grand-guignolesque ahurissant. Ici et là, un riff non identifiable surgit du bruit brut avant de se perdre à nouveau dans l’orage électrique indifférencié craché par les amplis. Vingt minutes plus tard, l’apocalypse s’éloigne : tour à tour, les trois musiciens balancent négligemment leur instrument au sol avant de saluer la salle un sourire satisfait. On aura connu des samedis soirs plus tranquilles, mais moins excitants.
Boulez superstar
Changement d’ambiance, le lendemain, dans les marbres et les boiseries de l’Auditorium où Pierre Boulez et l’Ensemble Intercontemporain viennent ajouter leurs noms à la liste des invités de prestige du Festival (lequel aura tout de même reçu notamment, en neuf éditions, Stockhausen, Reich, Crumb, Ferrari ou Manoury) : après Saint-Etienne et Grenoble et avant la Cité de la Musique le surlendemain, l’Ensemble propose un programme Anton Webern rassemblant une bonne partie de ses œuvres pour voix soliste et instruments ou ensemble de chambre. Mis sur pied dans le cadre du cycle « Le IIIe Reich et la musique » de la Cité de Musique, il fait en quelque sorte « le tour de l’oeuvre, par contraste et par cohérence », ainsi que l’explique magistralement le chef d’orchestre lors d’une conférence de presse express, quelques heures avant le concert. Oeuvre de jeunesse (Quintette pour cordes et piano, 1907, travail réalisé sous la direction de Schönberg), compositions sérielles pour effectif restreint, lieder sur des textes de Rilke, Kraus ou Trakl : un admirable panorama de l’une des œuvres qui, au sortir de la seconde guerre, aura sans doute le plus influencé les compositeurs occidentaux malgré son manque de diffusion chronique (Boulez raconte brièvement comment, faute de partitions disponibles, il les recopiait à la main pour pouvoir les étudier) et la piètre qualité de ses interprétations (mal dirigée, sans cohésion, reflétant plus qu’aucune autre le manque de compréhension de la culture austrogermanique par les musiciens français de l’époque, visible aussi sur Berg). Une leçon de musique prodiguée avec un didactisme affable, sans rapport avec la sobriété toute militaire de son impressionnante direction sur scène. Suite des festivités à suivre au jour le jour dans le Guide de Chronic’art et sur le site du Festival.
A écouter :
Quintet Avant : Floppy nails (Mego / Metamkine)
Dustbreeders & Junko : Mommy close the door (Starlight Furniture / Metamkine)
Anton Webern : Complete works, Ensemble Intercontemporain dirigé par Pierre Boulez (Deutsche Gramofon / Universal)
Voir le site du Festival Why Note.
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