Disque mythique des sixties, « The Electric storm », du groupe-concept White Noise, est une expérience irréversible, un trip ultime, un poison psychédélique violent qui allait ouvrir des pistes musicales infinies pour les générations suivantes. Un concert inédit à Paris samedi 14 juin 2008 est l’occasion de réévaluer l’importance de cet album-clé.

Une pochette noire intrigante, zébrée d’éclairs électriques blancs. Minimal, agressif, du jamais vu. Aucune photo du groupe, aucune image rassurante, aucun point de repères sur les musiciens. Seul un paragraphe au verso livre des indices sur le contenu de ce disque énigmatique, sorti à l’époque chez Island Records. « Many sounds have never been heard – by humans : some sound waves you don’t hear – but they reach you. « Storm-stereo » techniques combine singers, instrumentalists and complex electronic sound. The emotional intensity is at a maximum ». On est en 1969, en pleine apogée du psychédélisme, et ce disque se répand comme une traînée de poudre (c’est le cas de le dire) chez les amateurs de musique tripée, jusque là bercés par les doux délires de groupes pop imbibés de LSD. On devine la mine subjuguée des ados hippies envapés posant ce disque pour la première fois sur leur platine. Love without sound pose aussitôt l’ambiance : un chant sensuel enfermé dans une chambre d’écho, une mélodie électronique ensorcelante d’où surgissent des effets stéréoscopiques et les gémissements lointains d’une femme, entre rire et extase. Vous avez dit hallucinant ? Ce ne sont que les prémices… My game of loving fait alors irruption, cocktail bien frappé d’electro-pop à la Jean-Jacques Perrey et de chorus chatoyants dignes des Beach Boys, agrémentés de susurrements invitant à la luxure. Déjà phénoménale, cette pop-song psychédélique en diable bascule sans crier gare dans une débauche de cris d’orgasme, de grognements et de bruits de fouet… pour finir sur un ronflement. Apologie de l’amour libre ? Hymne à la débauche ? Ne s’agirait-il pas, plus prosaïquement, de la première phase d’un trip érogène expérimenté par des amateurs éclairés de substances lysergiques ? Here comes the fleas, Firebird et Your hidden dreams poursuivent dans cette veine hautement innovatrice. Remugles électroniques rebondissants et pétaradants, collages de voix sexy, percussions qui s’emballent, choeurs pop et mélodies sucrées où filtre encore l’influence du swinging sixties et de la musique soul. Chaque morceau déroule des trésors d’inventivité à chaque seconde, sans une once de guitare électrique – un parti-pris pour le moins téméraire en pleine guitarmania.

Party is over

Vous vous attendiez à planer gentiment tout du long ? Tournez la face et vous entrez de plain-pied dans le deuxième acte, nettement plus flippant celui-là. Ca ne fait plus de doute, on est cette fois projeté au coeur de l’expérience hallucinogène, telle qu’elle n’a jamais été aussi bien restituée par le son. L’euphorie se dissipe pour atteindre des seuils rarement atteints d’étrangeté, le groupe laissant sur cette face libre cours aux délires expérimentaux les plus poussés, d’un radicalisme aberrant pour l’époque. Si The Visitations – longue odyssée narrative emplie de hurlements, de sanglots, de violons, de litanies menaçantes et de percussions rituelles – demeure magistralement orchestré, les traces de divertimento pop se délitent, traversés par des masses circulaires de bruit et de sifflements électroniques foudroyants à faire grelotter d’effroi. C’est toute une palette d’arrangements baroques et de vrombissements sinistres qui se déploient, explorant tout le spectre de la stéréo. En guise de cerise sur le gâteau, les sept minutes de The Black mass vous envoient carrément en enfer avec son déluge de percussions flangées, ses cris d’écorchés vifs dignes d’un film d’horreur et ses stridences électroniques tétanisantes, véritables décharges d’électricité pure. La pop bizarroïde du début n’est plus qu’un lointain souvenir. Imaginez plutôt Xenakis meets Parmegiani dans une LSD party virant au bad trip, avec des filles nues qui s’arrachent les cheveux d’angoisse en poussant des hurlements et un type scotché qui aurait vu Satan en se regardant dans un miroir. A l’issue de ce voyage sidérant, on reste bouche bée, le cerveau retourné et les oreilles écarquillées. La musique concrète surréaliste de Nurse With Wound n’est pas loin…

Pop concrète

Mais comment un tel disque a-t-il pu être produit en 1969 et pourquoi reste-t-il un jalon indépassable dans l’histoire de la musique ? La réponse tient en deux mots : Radiophonic Workshop. Ce département de l’illustre BBC – institution anglaise réunissant la télévision et la radio nationale – fut, à l’instar du GRM français, un lieu de création sonore expérimental, conçu à l’origine pour élaborer des jingles et autres bruitages sonores affiliés aux programmes de l’époque. Un dénommé David Vorhaus, assisté d’une certaine Delia Derbyshire, tous deux étudiants du Workshop, eurent l’intuition lumineuse que le studio pouvait être utilisé comme un instrument à part entière. En s’emparant des machines à la façon d’instruments au service d’une musique populaire et non plus comme outils fonctionnels, le concept White Noise était né. Non moins cruciale dans la genèse du groupe, Delia Derbyshire, brièvement impliqué dans l’unité de recherche sonore Unit Delta Plus, est l’une des pionnières encore méconnues de la musique électronique. Ses investigations en compagnie de Brian Hodgson donnèrent lieu au générique mythique de la série Dr Who, réalisé à l’aide de magnétophones à bande et de synthétiseurs préhistoriques. Première musique électronique jamais diffusée au grand public, ce générique avait déjà marqué une date dans l’histoire de la musique. Avec An Electric storm, White Noise enfonça le clou : cet album crucial est sans nul doute le seul disque de musique concrète à ce jour à avoir eu l’ambition d’un disque de pop, d’une teneur égale à Sgt Pepper ou au disque blanc des Beatles, tout en préfigurant la musique dite ‘industrielle’ (Throbbing Gristle, Nurse With Wound, Whitehouse, NON, Death in June), la techno-pop (Pet Shop Boys, The Orb) ou l’electronica (de Broadcast à Aphex Twin en passant par les productions de l’excellent label Ghost Box). En s’effaçant derrière la musique, White Noise n’inventa rien de moins que la « musique de producteurs », selon laquelle le groupe, libéré de toute représentation, n’est que le fruit de sons enregistrés et assemblés en studio.

Circuit bending

Toute la musique électronique actuelle est déjà là, mais avec des machines alors inconnues qui laissaient libre cours à l’imagination. Bien avant le sampler, White Noise s’astreignait à copier-coller des bandes magnétiques, à créer un agencement complexe entre tous ces filtres et ces oscillateurs tout en leur insufflant une âme propre. Malgré les avancées technologiques et les émulations parfaites de synthétiseurs vintage, nul ne sera à même de reproduire cette magie de l’électronique non réifiée par le commerce des machines ou des logiciels, désormais préconçus pour répondre à la demande des musiciens et leur faciliter la tâche en amont. La lignée créative et expérimentale de White Noise serait plutôt aujourd’hui à chercher du côté des artistes qui conçoivent leurs propres instruments ou du circuit bending qui consiste à modifier les circuits de machines manufacturées pour en extraire des sons inédits. Voilà qui devrait donner du grain à moudre aux jeunes producteurs d’electro…

Rappelons que cet album de White Noise écoula contre toute attente plus de 100 000 copies à sa sortie en 1969, sur la seule foi du bouche à oreille, et continue d’être redécouvert de génération en génération. Non moins indispensables, les enregistrements du Radiophonic Workshop de Delia Derbyshire, décédée en 2001, furent partiellement compilés en 2003 par le label Rephlex, mais la majeure partie de ses travaux sont édités par BBC Music. Quant à David Vorhaus, il a poursuivi l’aventure White Noise en solo dans son propre Kaleidophon Studio, au rythme d’un album par décennie, mais aucun n’a atteint la magie de cet Electric storm, l’un des disques les plus prodigieux qu’il vous sera donné d’entendre.

White Noise – The Electric storm
(Réédition / Universal)

White Noise sera en concert avec Arthur Brown, Turzi et Etienne Jaumet notamment à la Bellevilloise ce samedi 14 juin 2008.
Toutes les infos ici www.myspace.com/pingpongpromo