Les deux multinationales Sony et Microsoft ont choisi de concrétiser l’affrontement de leurs consoles de loisirs multimédia PS3 et Xbox 360 en mettant en première ligne deux jeux de guerre, certes contre des aliens coupables, mais avec des têtes de mort sur les jaquettes.

Blâmez Spielberg et son copain, le soldat Ryan. Blâmez l’héritage western, la culture Charlton Heston de la NRA (National Rifle Association), la chaîne propagandiste américaine Fox News, ou, bien sûr, plus gravement, le 11 septembre 2001 : l’idéal de guerre, même s’il n’est que commercialement opportuniste, reste encore la valeur la plus sûre du jeu vidéo aux Etats-Unis. Parmi les cinq jeux les plus vendus de l’année aux USA, Gears of war et Ghost recon : Advanced war fighter occupent les quatrième et cinquième place (derrière Madden NFL 07, New super Mario Bros, et Kingdom hearts II) alors qu’aucun jeu de guerre ne fait le top 5 des ventes 2006 en Europe et au Japon (source Edge #172). Et surtout, deux jeux guerriers défendent les couleurs de deux consoles se jetant à la gueule et sans ménagement toutes leurs munitions next-gen : Resistance : Fall of man sur PlayStation 3 et Gears of war sur Xbox 360. Une politique éditoriale sans doute efficace pour le commerce du jour, mais nuisible pour le futur du jeu vidéo au moment où la violence des jeux et leur accès aux mineurs continuent de faire débat : la sénatrice Hillary Clinton, candidate récemment déclarée à la présidence des Etats-Unis, fait partie des démocrates qui militent activement contre la violence des jeux vidéo ; sous la présidence de la chancelière allemande Angela Merkel, un nouveau projet de loi européen pourrait tenter de régulariser -en commençant par une probable liste noire- la vente de jeux dits violents.

Next war

Rien de nouveau évidemment dans la topographie des goûts américains dont la culture du revolver reste vivace (le pamphlet documentaire Bowling for Columbine de Michael Moore est encore dans les mémoires). Pays où désir de puissance et pulsion de mort avancent conjointement. Nouvelle étape symbolique de cette surenchère guerrière que rien ne semble rassasier, deux jeux importants à plusieurs titres font donc à nouveau appel à l’ordre militaire pour, en prenant les titres des médias au mot, concrétiser « la guerre des consoles ». Avec Resistance : Fall of man, le meilleur jeu -inédit de surcroît- de lancement de la PlayStation 3, Sony espère convaincre que sa machine multimédia a autant de dents que la concurrence déjà installée sur le terrain. Défi à la Xbox 360 auquel Microsoft répond avec le spectaculaire Gears of war, déjà écoulé à plus de trois millions d’exemplaires.
Des jeux qui se contentent de raconter une histoire vieille comme celle de HG Wells (La Guerre des mondes, 1898) en surfant sur la peur chronique de l’invasion ou de l’agression totale d’une Amérique passée de la Guerre froide contre le bloc communiste à une guerre chaude contre l’islamisme à son tour diabolisé, pour concrétiser, armes en mains, l’affrontement des monstres PS3 et Xbox 360.

Johnny s’en va-t-en encore et encore en guerre

Resistance : Fall of man, Gears of war, deux jeux de tirs fondamentalement semblables malgré le placement, respectivement en vue subjective et à la troisième personne, qui demandent au joueur d’endosser le destin de soldats ultimes résistants à l’invasion d’aliens agresseurs. Deux jeux surpuissants vantant les mérites technologiques de chaque console, mais surtout, en y regardant de plus près, deux jeux avec une tête de mort sur la jaquette -le logo façon tampon chic underground et gore de Gears of war fait la une de l’édition collector ; et le crâne d’un alien à quatre yeux coiffé d’un casque militaire humain s’affiche en pleine jaquette grise de l’édition standard de Resistance : Fall of man. Oyez, joueurs et consommateurs, les meilleurs emblèmes de la PlayStation 3 et de la Xbox 360 en 2006 et 2007, les plus sûres garanties de fun et de démonstration de force, sont représentées par des têtes de mort ! L’Amérique qui continue de jouer les victimes (des aliens sans compassion, et donc du terrorisme aveugle) et prétend défendre les couleurs du monde et les pacificateurs universels, passe son temps, jusque dans ces plus dérisoires loisirs, à célébrer la mort. Pire, même : à capitaliser sur la mort. Parce que celle-ci fait vendre en Amérique plus qu’ailleurs. Et si l’on en croit les symptômes du jeu vidéo, l’Amérique a autant peur du passé qu’elle transforme en futur déviant avec Resistance : Fall of man (attaque biologique alien dans les années 50) -où l’Amérique pourtant vainqueur avec les Alliés de l’Axe du Mal subit le courroux d’aliens encore plus diaboliques que les nazis- que du futur avec Gears of war où, malgré tous les préparatifs, les équipements, la camaraderie militaire et les flagrantes orgies communes de testostérone, l’Amérique (et ses colonies inter galactiques), centre du monde contemporain, sera la première à être concernée le jour où la Terre s’arrêtera. Quels que soient leurs talents techniques et artistiques, les développeurs d’Epic (Gears of war) installés en Caroline du Nord, et d’Insomniac, en Californie (Resistance), reflètent sans doute l’Amérique profonde. Celle qui se rassure et se console en tirant en face, toujours et n’importe où en état de légitime défense, et qui, si calcul il y a, s’adresse démagogiquement à une population systématiquement encouragée à prendre les armes.
Si l’on peut allouer plus de sincérité dans le projet d’Epic dont la culture reste le FPS survitaminé (cf. la série des Unreal tournament), le Resistance : Fall of man, réalisé par un studio ayant commencé par concevoir des jeux pour enfants (les Spyro le dragon et autres Ratchet & Clank), emprunte à trop de maîtres ses idées (Halo, Call of duty, Prey, Half life 2, Kill Zone…) pour ne pas être soupçonné de calcul marketing.

Consoles chars d’assauts

Mais, comme Halo, au-delà de l’absurde symbolique mortuaire associée à la confirmation de naissance et à l’affrontement marketing de deux consoles multimédia, en tant que jeux, Gears of war et Resistance : Fall of man ne méritent pas seulement un mauvais procès. Après tout, contrairement à d’innombrables simulations de guerres ou de gangs qui, sous couvert de réalisme historique ou quotidien, organisent surtout la mise à mort de l’humain par l’humain, ce sont des extra-terrestres abominables que l’on tue dans ces deux jeux, et non pas des hommes. Tant que la personne et la vie humaine ne sont pas respectées dans le monde, y compris dans celui dit « civilisé », le scrupule vidéoludique a son importance. Même s’il ne concerne que les aventures solo, puisque les parties en ligne éradiquent aussitôt cette fragile ligne de démarcation en permettant d’endosser le rôle du vilain E.T. pour tuer de l’humain. Moins propre sur lui que le Halo de Bungie, où les fluides refusent la couleur pourpre du sang, Gears of war n’a pourtant pas pu s’empêcher de célébrer ouvertement le culte du sang avec, notamment, la mise à disposition d’une tronçonneuse superfétatoire (apparemment contre les souhaits de Bill Gates et Peter Moore, responsable Xbox 360, eux-mêmes), tragiquement réjouissante. On sait officiellement depuis les années 70 et la Guerre du Vietnam que l’Amérique de Disney, du pop-corn et du Coca-Cola n’existe plus au-delà de la propagande marketing. Mais ce qu’on découvre avec effroi au début du XXIe siècle, c’est que le jeu vidéo, pourtant plein de potentialités artistiques, endosse chaque jour avec une légèreté de plus en plus irresponsable la face sombre d’un pays qui continue, peut-être inconsciemment, de préparer psychologiquement sa jeunesse à partir au front. Et de transformer des consoles, un jour qualifiées de jeux, en chars d’assaut. Des « killer app » donc.

Par

Gears of war – Xbox 360
(Epic Games / Microsoft Games)
Lire notre chronique

Resistance : Fall of man – PS3
(Insomniac Games / Sony Computer)
Cf. chronique dans Chronic’art #33 (mars 2007)