Plus de trente ans après sa disparition, Tribe renaît, sous l’égide amicale de Carl Craig. Histoire de ce groupe-label-mouvement social né à Detroit quelques années après les grandes émeutes de 1967, et dont l’histoire embrasse presque toutes les phases de la musique Noire américaine de ces cinquante dernières années.

Quand, sur la scène de la Cité de la Musique, le 10 septembre dernier, Carl Craig demandait au public du festival Jazz à la Villette d’applaudir les musiciens de Tribe, il les présentait ainsi : « sans eux, il n’y aura pas eu de Detroit Techno ». Eux : Phil Ranelin, tromboniste, qui est aujourd’hui l’âme du collectif ; Marcus Belgrave, trompettiste et figure révérée de la musique à Detroit ; Wendell Harrison, saxophoniste dont la carte de visite est libellée « Jazz Master » ; et le batteur Doug Hammond, leur compagnon de route depuis près de quarante ans. Avec le pianiste aujourd’hui décédé Harold McKinney, ils ont formé dans les années 1970 le collectif Tribe, expérience collective et musicale unique, qui fut à l’époque le pendant made in Detroit de l’AACM de Chicago, mais qui n’a laissé que quelques disques autoproduits et introuvables – huit LPs, deux 45 tours. Redécouverts au milieu des années 1990 grâce aux archivistes de Soul Jazz Records, les Tribe ont été célébrés depuis par des amateurs aussi divers que Madlib, Tortoise, El-P ou Carl Craig, qui est à l’origine de leur reformation en 2007, et qui sort leur premier album depuis plus de trente ans, Rebirth of the Tribe, sur son label jazzy Community Projects.

L’argent de la sueur

Leur musique n’a guère changé depuis l’époque où ils gravaient ces disques rares et précieux ornés du beau logo qu’ils s’étaient choisi (deux visages séparés par une lance africaine autour de laquelle sont disposées les cinq lettres T-R-I-B-E, entre guillemets) : un post-bop aéré, aux thèmes socialement engagés et à l’esprit musical aventureux où passent parfois une rythmique un peu plus funky ou une nappe de synthétiseur cosmique, des trésors cachés de douceur et de jazz conscient à ranger à côté des disques contemporains de Pharoah Sanders ou de Herbie « Mwandishi » Hancock. « Le principe de Tribe était qu’on voulait faire la musique dont on avait vraiment envie », explique aujourd’hui Phil Ranelin, longiligne et noueux dans son survêtement Roca Wear. « On », c’est-à-dire, à l’époque, quatre déjà presque vétérans de la Great black music, instrumentistes-à-louer pour les meilleurs orchestres jazz et R&B (Belgrave avait fait ses classes derrière Ray Charles, Harrison avait joué avec Grant Green et Sun Ra…). C’était l’époque où toute la musique noire américaine reposait encore sur une vaste armée de musiciens virtuoses capable de jouer autant sur les hits de Martha & the Vendellas qu’avec Sonny Rollins lorsqu’il était de passage, et où Detroit apparaissait alors comme un endroit idéal pour ces professionnels du groove et du swing : plus provinciale, la ville était moins impitoyable que New York pour ses musiciens, à qui elle assurait par ailleurs un flux régulier d’engagements, grâce à la présence d’une multitude de clubs de jazz et, bien sûr, de Motown. Motown pour qui Phil Ranelin comme Marcus Belgrave ont joué. Belgrave le premier, dès le début des années 1960, dans l’anonymat de l’Usine à Hits aux côtés de ces Funk Brothers auquel le documentaire Standing in the shadows of Motown a depuis rendu hommage (il y fut notamment le directeur musical du jeune Marvin Gaye) ; et Ranelin, plus tard, dans les années 1970, pour Stevie Wonder et les Temptations. Autant d’expériences qu’ils ont abordé en professionnels, voire en mercenaires, et dont ils récusent aujourd’hui toute influence sur leur musique : de « l’argent de la sueur », simplement destiné à les faire vivre. Et, bientôt, à leur permettre de développer leurs projets personnels, en toute indépendance.

Désir de jouer ensemble

Car ils faisaient partie de cette génération de jazzmen qui, à la fin des années 1960, dans le grand vent du Black Power et des émeutes raciales, ressentaient le besoin de s’émanciper du joug des maisons de disques et du show-business pour aller directement vers leur communauté et lui parler autrement. Phil Ranelin : « Tribe est un produit de la nécessité. C’est le moyen que des musiciens ont trouvé pour réaliser leur rêve : on voulait pouvoir faire notre propre musique, l’enregistrer, faire des tournées dans le monde entier… Le point de départ a été le groupe, et notre désir de jouer ensemble ; puis on a commencé à organiser des concerts, et ensuite on a créé le label ». Inspirés par l’expérience du label Strata-East, créé en 1971 à New York par et pour des musiciens comme eux, Tribe commence donc à ce moment-là à sortir des disques. Des disques au design immédiatement reconnaissable – pochettes en noir et blanc, représentant le plus souvent des dessins au trait à l’inspiration sociale ou ésotérique, parfait écho à la musique aérienne, mais profondément ancrée dans la réalité que produisait le collectif – et dont les lignes serrées des notes de pochette développaient le message utopique et communautaire : célébration de l’Afrique originelle, mère de leur « Tribe » et à laquelle Harold McKinney dédie une Ôde sur Voices and rhythms of the creative Profile, dénonciation des maux du temps et appel à la responsabilité sociale (avec des titres comme Farewell to welfare, To The Children ou An Evening with the devil), projection poétique dans les étoiles (du Space odyssey de Marcus Belgrave aux extraordinaires Space 1 & 2 de David Durrah et Doug Hammond). Avec cette ambition supplémentaire d’agir directement sur leur environnement, puisque Tribe fut aussi un magazine d’information dédié à la communauté noire de Detroit. Il s’agissait à l’origine du programme de leurs concerts, tout simplement ; mais bientôt, cette petite plaquette a commencé à attirer de la publicité de la part des commerçants de la ville (« le seul Mc Donald’s à capitaux noirs de la 8 Mile Road ») et des propositions de contributions de la part de militants ou d’universitaires locaux, suffisamment pour finir par être vendu en kiosques – sans jamais échapper à ses créateurs (Marcus Belgrave prenait les photos, et Wendell Harrison, lui-même fils d’éditeur, signait les éditoriaux). Aventure typique d’une époque où « on passait son temps en réunions, tous les jours » et où art, vie et engagement se mélangeait.

Flashes futuristes

Mais à la fin des années 1970, l’écosystème musical sur lequel ils ont vécu se volatilise. Marcus Belgrave : « Quand le Disco est arrivé à Detroit et a tout emporté en quelques mois, ça m’a vraiment estomaqué. Je ne pouvais pas y croire : Detroit avait les meilleurs musiciens, et le Disco a tout emporté ». Les jeunes ne demandent alors plus de musiciens pour danser, mais des Djs ; et bientôt, même sur les disques, ceux-ci sont remplacés par des machines. Des machines programmées par des mômes qui n’ont jamais entendu parler de Tribe. Carl Craig, par exemple, ne se souvient pas avoir tenu un disque du collectif entre ses mains avant la compilation-hommage que Soul Jazz lui a consacré en 1996, Message from the Tribe. Et ce n’est que plus tard encore qu’il est entré en contact avec le groupe, par l’intermédiaire de son « mentor en jazz », le percussionniste Francisco Mora, qui a stupéfié Marcus Belgrave lorsqu’il lui a parlé de ce nouveau projet qu’il avait avec ce jeune type, Carl Craig : « Je demande à Francisco : « comment s’appelle le groupe ? « , et il me dit « il n’y a pas de groupe, c’est juste moi, cet autre percussionniste et un troisième gars, un Dj ».  » Un Dj ? « , je lui fais. Je n’en croyais pas mes oreilles… ». Et pourtant, malgré les apparences, les similitudes entre l’expérience musicale, économique et sociale de Tribe et celle des pionniers de la scène Techno de Detroit ne manquent pas : on y trouve la même volonté d’indépendance artistique et financière, la même détermination à utiliser les armes du système pour s’en libérer (l’argent des sessions de Motown ici, les cachets de djaying là), le même dévouement à une ville, Detroit, et à la communauté qui l’habite (s’il ignorait qu’il avait joué avec Tribe, Carl Craig connaissait depuis longtemps le nom de Marcus Belgrave, qui, par ses activités d’enseignement de la musique, était déjà une vraie « légende locale »). Et l’on comprend, en réécoutant les disques du collectif, ce qui a pu frapper Carl Craig musicalement lorsqu’il les a découverts vingt ans plus tard, grâce à Soul Jazz : il y a bien sûr cette thématique spatiale qu’ils utilisent comme parabole d’émancipation et support d’inspiration poétique, comme le feront plus tard Juan Atkins et Mad Mike, et la richesse de leurs compositions, souples et mélodiques, dont on sent clairement l’influence sur les expériences postérieures de Craig avec le jazz. Mais il y a surtout ces flashes futuristes qui parsèment presque tous les disques du label – l’intro en décollage synthétique du Space Odyssey de Belgrave, le clavier sous influence Miles électrique d’Harold McKinney sur Voices and rhythms of the creative profile, ou les stupéfiants zigouigouis électroniques de David Durrah sur ses disques avec Doug Hammond (Sea of Nurnen, 1975), qui tracent une ligne musicale directe entre Tribe et Transmat : c’était, littéralement, le son d’une musique qui n’attendait que d’être inventée.

Le fils de Tribe

Car les Tribe n’avaient pas conscience à l’époque de poser les bases de cette mythologie électronique à laquelle Detroit est aujourd’hui indéfectiblement associée dans le monde entier. Pour eux, ces sons nouveaux étaient surtout le fruit de leur goût de l’expérimentation, qu’ils partageaient avec quelques autres jazzmen aventureux, enfants de Coltrane et Miles Davis, et aussi, tout simplement, du hasard : Marcus Belgrave raconte ainsi que Darryl Dybka, responsable de l’espèce de bruit d’avion que l’on entend au début de Space odyssey, était un musicien qui passait par là lorsqu’ils enregistraient l’album et qui, intéressé par la musique qu’il entendait, leur a proposé d’y ajouter un peu de Moog… Mais l’écho de ces quelques instants de musique futuristes nés d’une rencontre fortuite n’a pas fini de se réverbérer. Depuis quelques années en effet, la musique des Tribe ne cesse plus d’être citée et réinventée : l’album-manifeste de Phil Ranelin, Vibes from the Tribe, redécouvert grâce aux compilations Soul Jazz, a ainsi été restauré et réédité en 2001 par John McEntire sur le label Hefty, avant de bénéficier en 2002 d’un album de remixes par – notamment – Prefuse 73, El-P et Morgan Geist. Le morceau, quant à lui, sera cité en 2007 par Madlib sur son album de Yesterday’s New Quintet, Yesterday’s universe (Vibes from the Tribe suite (for Phil)). Et il renaît de nouveau, en 2008, grâce à Carl Craig, qui est parvenu à réunir les membres survivants du collectif pour un Vibes from the Tribes V2 qui glisse sur les basses ondulantes du plus célèbre élève de Derrick May. Le premier morceau de cette reformation, sorti en maxi en 2007, en résume bien l’esprit : Living in the new day voit le groupe renouer gracieusement avec le jazz conscient de ses albums des années 1970. Le son est à peine remis au goût du jour par quelques nappes discrètes de synthétiseur ; Ranelin, Belgrave et Harrison y jouent à l’unisson comme au premier jour, et Ranelin, patelin, accompagne le thème d’un petit talk-over tout en élégance cool : « Well, well, well / We’re livin’ in a new day / We’re doin’ things a new way / I’m talkin’, I’m talkin about a new day / And we’re searchin’ for the right way / We all want to know the real deal ». Car si Rebirth est surtout composé d’impeccables réarrangements saupoudrés d’électronique de quelques classiques des Tribe, la meilleure nouvelle de cet album est que ses morceaux les plus intéressants sont ses deux compositions originales, Living in the new day et Son of Tribe. Ce dernier est un morceau tout vibrant de basses qui est d’ailleurs cocrédité à Carl Craig (il le dit lui-même en plaisantant, « le fils de Tribe, c’est moi »). Bien sûr, ceux qui chercheront à retrouver sur ce disque les syncopes martiennes de Star dancer ou l’efficacité des remixes récents de Carl Craig n’y trouveront sans doute pas leur compte ; mais tous les amoureux de la Great black music y verront passer cinquante ans d’histoire, et quelques instantanés du futur, live from Detroit.

Tribe – Rebirth
(Community / Planet E / Discograph)