Ovni cinématographique surgi de nulle part et qui ne ressemble qu’à lui-même, Superlove se démarque nettement des comédies françaises qui prolifèrent depuis quelques mois sur nos écrans. D’ailleurs, Superlove échappe à toute catégorisation, tour à tour essai et parodie d’essai, film d’horreur très sérieux et juke-box « Chance aux chansons ». Jean-Claude Janer, l’auteur de ce bijou vivifiant, nous devait quelques explications…


Chronic’art : Quel a été votre parcours avant Superlove ?

Jean-Claude Janer : Je suis né à Grenoble, ville dans laquelle j’ai réalisé mon premier court métrage, à l’âge de 18 ans. Puis, j’ai travaillé à la Maison de la Culture où, à l’époque, Raoul Ruiz réalisait des films. Après, les années « galère » ont commencé : j’ai connu la vie d’un intermittent de province, c’est-à-dire le néant total. Comme je n’étais pas assez débrouillard pour monter à Paris et devenir assistant, je tournais en rond. Heureusement, j’ai été reçu à la FEMIS ; à partir de là, les choses se sont évidemment mieux passées. Pourtant, ce n’était pas encore ce dont je rêvais, et mon parcours s’est poursuivi sur le mode du décalage : j’ai été embauché par Disney pendant six mois pour tester les manèges d’un parc de Los Angeles et j’ai réalisé des documentaires-fictions pour Rapp-tout, une émission présentée par Bernard Rapp qui n’a duré que trois mois. J’ai aussi co-écrit quelques scénarii, mais rien de bien marquant. Là, un producteur qui venait également de la FEMIS a insisté pour que je mette en scène un film.

Comment est né Superlove ?

D’une curieuse façon. Ca n’allait pas très fort pour moi à ce moment-là. J’étais dans un bus qui roulait vers l’Espagne où mes parents habitaient ; et j’ai eu une sorte d’illumination : j’ai vu marqué « Superlove » dans le ciel. En rentrant à Paris, j’ai commencé à écrire cette histoire de garçon-coiffeur à qui la Vierge apparaît. C’était assez mystérieux, et puis je me suis laissé aller à une sorte d’écriture un peu inconsciente, sans trop savoir où ça me mènerait. Je me suis finalement aperçu que le résultat était assez personnel, même si je n’ai jamais été garçon-coiffeur ! Tout cela est donc apparu à un moment de doute profond, comme une sorte de miracle, et j’ai décidé d’intégrer à mon histoire cette idée de révélation attachée à la religion. Je n’ai compris que plus tard que mon histoire était davantage liée à des tourments enfantins personnels qu’à un miracle quelconque.

Comme les personnages de votre film, vous semblez d’ailleurs tiraillé entre le mysticisme et la rationalité.

Il y a en effet dans le film un décalage basé sur l’ironie et l’humour qui crée une certaine distance. Je voulais que, par rapport à la religiosité du sujet, il n’y ait jamais d’effets d’émerveillement, mais plutôt d’aliénation et d’obscurité.

N’aviez-vous pas peur qu’il y ait un malentendu de la part du public en choisissant d’appeler votre film Superlove et en demandant à Pierre et Gilles de concevoir votre affiche ?

C’est vrai que le titre fait songer à une comédie délirante, ce que le film n’est définitivement pas. Même si Superlove est assez noir, je voulais montrer qu’il y avait quand même du décalage ; mais je suis conscient, en effet, que cela ne colle pas. Je trouve par contre que l’affiche, elle, a plus de rapport avec le film, qu’elle l’explique en quelque sorte. Mais le titre…

En le changeant, vous auriez peut-être trahi le miracle ?!

Oui. Comme c’était Superlove qui m’était apparu, je voulais garder ce titre coûte que coûte, tout en prenant le risque que le spectateur soit dérouté.

Votre direction d’acteurs paraît très stricte.

C’est vrai, je ne laisse pas les comédiens improviser. Je suis très directif avec eux, jusqu’à les étouffer. Je recherche l’anti-psychologie, et les acteurs finissent par ressembler à des marionnettes. Même s’ils peuvent se sentir frustrés au départ, ça leur permet d’exprimer des choses qu’on ne soupçonnait pas ; ça les fait étrangement parler d’eux-mêmes. Dans la rigidité, la compression, naît quelque chose d’intérieur. C’est de plus un parti-pris qui est cohérent avec le film, dans lequel les personnages sont comme prisonniers, momifiés.

C’est une expérience qui fait songer à celle de Werner Herzog, qui, sur Cœur de verre, affirmait avoir travaillé avec des comédiens sous hypnose.

J’aime bien cette idée-là. D’une certaine façon, mes comédiens étaient en effet sous hypnose, puisqu’ils ont accepté ma direction et, en m’obéissant, sont rentrés dans un univers particulier. C’était un peu : « dormez, je le veux » ! Tous se sont pris au jeu et ça leur a beaucoup plu ! Je pense tout de même avoir un peu exagéré. Ca reste trop opaque. Je continuerai dans cette direction, mais en étant plus nuancé. D’ailleurs, les séquences qui m’ont échappé figurent parmi les plus belles du film, comme lorsque Isabelle Carré danse sur les 2 be 3. C’est la seule scène où je l’ai un peu lâchée ; elle en a profité, et ça donne quelque chose de fort, au-delà de ce que j’avais imaginé. C’est aussi le cas lorsque Grégoire Colin chante en play-back sur Vanina : il n’a pas agit tout à fait comme je le voulais, mais le résultat est impressionnant. Je crois qu’il faut savoir faire confiance aux comédiens. Cette idée de maîtrise absolue est aussi peut-être une maladresse de débutant, alors qu’on peut laisser une part de liberté qui s’avérera, au final, intéressante.

Le casting de Superlove est très éclectique : on y retrouve quelques actrices « téchiniennes » -Marthe Villalonga, Michèle Moretti, Carmen Maura- ; Isabelle Carré qui vient d’un cinéma plus académique ; ou encore Luis Régo, qui est passé des Charlots à Rozier et Garrel. Ces choix sont-ils nés d’un amour pour ces différents univers ou de simples rencontres ?

Mon premier désir était de travailler avec des comédiens connus. J’avais peut-être envie de renouer avec le côté « fleur bleue » de ma période grenobloise : lorsque j’étais gamin, le cinéma était avant tout pour moi l’image de gens célèbres. Je pensais aussi que cette volonté aiderait le film, jugé difficile, à trouver un public. Mais beaucoup de décisions se sont faites par l’intermédiaire du directeur de casting, Bruno Lévy, étant donné que je ne vais pas au théâtre et que je ne suis donc pas amoureux des comédiens en général. Je connaissais tout de même Grégoire Colin, dont j’avais repéré la singularité, ou Carmen Maura, que j’apprécie parce que je suis moi-même d’origine espagnole. Isabelle Carré était un choix moins évident, mais Bruno Lévy a insisté et je n’ai pas été déçu : c’est un contre-emploi réussi. Quant à Michèle Moretti, je l’adore ! Il est dommage qu’elle ne soit pas plus employée, parce qu’elle est d’une grande modernité. D’autres comédiens viennent de Grenoble, comme Annie Perret, Marie-Paule Trystram ou Marc Betton, qui joue le curé.

D’où vient votre goût pour le « folklore populaire », de Dave aux 2 be 3 ?

De mon milieu, tout simplement. Ma mère était femme de ménage, mon père cheminot. Enfant, je baignais dans les chansons de Sheila ou de Gérard Lenorman. C’est comme les intérieurs du film, qui ne sont pas nés d’une quelconque volonté esthétisante, mais qui m’appartiennent pleinement. Ce manque de moyens, aussi bien financier qu’intellectuel, m’a énormément fait souffrir et continue à me faire du mal, même si je pense en être sorti aujourd’hui. A cause de ma provenance, j’ai longtemps eu le sentiment de ne pas être à ma place dans le milieu du cinéma. Même si Superlove n’est en rien politique, le rapport entre les différentes classes sociales y apparaît. Lorsque Isabelle Carré danse sur les 2 be 3, c’est à la fois comme une révélation et un piège, dans le sens où la mièvrerie excessive peut être néfaste.

Tout l’aspect mystérieux du film fait songer à la fois aux films de Raoul Ruiz, dont vous avez été l’assistant, et au cinéma de Pierre Zucca (ndlr : réalisateur de Roberte et Rouge-gorge, entre autres).

Je n’ai pas vu les films de Pierre Zucca, mais il est vrai que L’Hypothèse du tableau volé de Ruiz m’a beaucoup marqué. J’aime aussi beaucoup les univers de David Lynch et de David Cronenberg. Je me sens par contre assez étranger au cinéma français, même si j’apprécie des gens comme Alain Resnais et notamment Mon oncle d’Amérique. Nous sommes submergés par des films naturalistes, post-Nouvelle Vague, ou post-godardiens. Je me sens d’ailleurs un peu seul, et je cherche à voir des films de cinéastes étrangers, comme ceux de Manoel de Oliveira. C’est difficile de trouver sa place dans ce milieu. Je ne peux pas dire que je fasse partie d’une famille.

D’Isabelle Carré en Vierge Marie aux scènes de la secte, il y a dans Superlove comme une sorte de passage de relais d’un univers fantastique à un autre.

L’idée première était de faire débuter le film de façon très réaliste, et de basculer vers le fantastique grâce à l’histoire de la secte. Or, j’ai fini par trouver ça banal, et j’ai fait le chemin inverse, intégrant la fantasmagorie de la secte dans le quotidien des personnages. La maison « ordinaire » -celle de la famille de Mario- et la secte partagent en définitive les mêmes frustrations, folies, rictus ; le même cauchemar.

Vous affirmez être un amateur de séries Z…

Oui, même si c’est devenu très à la mode. Cela vient aussi de mon rapport à l’absurde et aux œuvres de Ruiz et d’Oliveira. J’ai découvert avec passion les films d’Ed Wood ou de Ricardo Freda, bien que pour ce dernier il s’agisse davantage de séries B sophistiquées. Ce qui me plaît dans la série Z, ce sont les trouvailles qui semblent avoir échappé à tous ceux qui ont conçu le film, de la pure poésie due souvent au hasard. Je crois que c’est dans Deux super flics à Miami que Terence Hill, qui vient de manger des pois chiches, fait un rot énorme près d’une jolie blonde ; celle-ci est alors décoiffée par un vent incroyable et tombe à ce moment-là amoureuse de Hill. C’est vraiment du jamais vu !

Avez-vous un projet en route ?

Je finis en ce moment d’écrire la première version d’un scénario, dans la même veine que mon premier film, mais en plus ouvert et aéré, peut-être un peu moins autobiographique. De toute façon, la suite dépendra de la manière dont Superlove va être perçu ; c’est pourquoi, à l’heure qu’il est, je serre les fesses !

Propos recueillis par


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