I’m going away, nouvel album de Matthew et Eleanor Friedberger, aka The Fiery Furnaces poursuit l’entreprise d’investigation et de détournement des gimmicks pop anglo-saxon, en une huitième merveille de disque-concept, un portrait de femme apocalyptique. Toujours le meilleur groupe de rock du monde, toujours à l’aise.

Chronic’art : Comparé à certains de vos disques précédents, I’m going away ressemblerait presque à un bon vieil album de rock’n’roll. Etait-ce volontaire ?

Matthew Friedberger : Nous voulions effectivement faire un album plus détendu et désinvolte. Les chansons ont été écrites plus spontanément par Eleanor et moi dans la même pièce, ou dans des pièces séparées (mais toujours dans le même bâtiment !). Et puis je me suis inspiré…. ou plutôt j’avais en tête quelques génériques d’émissions de télé américaines des années 70. L’autre différence avec nos autres disques, c’est que j’avais envie de faire des chansons qui ne racontent plus « toute l’histoire », mais qui aient plutôt l’air d’introductions ou d’annonces d’histoires, de situations… Des histoires ou des situations à l’intérieur desquelles les auditeurs puissent s’imaginer, à tort ou à raison, de manière naturelle plutôt que par analogie – comme le fait d’être amoureux ou de ne pas aimer son boulot, par exemple. Pour moi, ce genre d’identification à une chanson (par exemple, être touché par une chanson sur une séparation quand on vient soi même d’en vivre une), qui est la manière dont la plupart d’entre nous a appris ou s’est habitué à écouter les chansons pop ou rock, est par définition « fausse » – et par « fausse » je veux dire que ça relève d’une expérience de la fiction.

Les paroles sont aussi pleines de douleur et de ressentiment. C’est la première fois qu’on entend de tels sentiments exprimés aussi directement dans vos chansons. Est-ce lié à une frustration d’être mal compris par le public ?

Pour la première fois depuis quatre albums, Eleanor a écrit la plupart des paroles. Et oui, elles sont souvent plus simples que par le passé, pour s’accorder avec le genre de disque que nous voulions faire. Ensuite, je pense que provoquer des malentendus fait partie de notre travail… Ou plutôt, un malentendu créatif – du côté de l’auditeur – se doit d’être un aspect important de tout bon disque de rock. Les malentendus sont la seule vraie vie du disque, comme quand un gamin qui écoutait les Beatles sur les ondes longues entendait « Take a bath, dry yourself » à la place de « Paperback writer », même si c’est l’exemple le plus bête et le plus littéral auquel j’ai pu penser. La traduction homophonique, est, je crois, une invention de l’OuLiPo, mais on la pratiquait avant à New York et Chicago (et elle est encore plus féconde quand il s’agit de chansons rock en anglais mal comprises par des auditeurs dans des pays non-anglophones, ce qui explique pourquoi la France est un endroit si important pour les groupes de rock : les auditeurs sont plus susceptibles d’être plus créatifs, et les disques y ont une vie plus riche). Et les malentendus provoqués par les méprises linguistiques de paroles ne sont pas très différents de ceux que nous perpétuons nous-mêmes dans nos chansons quand on arrive à les réarranger pour les concerts. Par exemple, les jolis petits slows partent à l’aventure, si j’ose dire, quand ils deviennent des méchantes chansons rapides. Bref, tout ça pour dire que ces fautes ou malentendus doivent être reconnus et célébrés comme essentiels au fonctionnement du rock. Et on en revient au sujet évoqué ci-dessus : plus de malentendus fertiles, moins de fausse empathie !

A l’opposé, on ressent comme une sorte d’ironie dans la manière dont sont traitées ces amorces d’histoire, comme tous ces gimmicks de chansons d’amour qu’on a du mal à prendre au sérieux en tant que tels… surtout quand ils sont accompagnés par des riffs de guitare dissonants. Ou est-ce que ça tient de la surinterprétation ?

Ca ne saurait en aucun cas être de la surinterprétation, puisque tous nos disques fonctionnent comme ça ! C’est valable pour tout, autant que possible. En anglais, on fait la distinction entre « laughing with » (s’amuser avec) et « laughing at » (se moquer), et les Fiery Furnaces s’amusent avec les conventions et les clichés plutôt qu’ils ne s’en moquent, je pense. C’est comme ça que je le vois.

A propos de toutes ces histoires de séparation, de tristesse ou de colère, est-on autorisé à y fouiller quelques références à votre relation de frère et sœur ? Ou s’agit-il seulement de fiction ?

Il est fait mention de vraies histoires et de vraies personnes dans ces chansons. Mais je préfère que les auditeurs décident et se fassent leurs propres fictions sur ce qui est supposément « vrai » dans les paroles. Parce que nous autres, membres du groupe, pouvons devenir des personnages dans leurs histoires à eux.

L’album a-t-il effectivement été enregistré live et sans overdub, ou bien est-ce un mirage ?

C’est bien un mirage. Un avion à réaction rock’n’roll (je fais référence au vieil avion français du même nom). Effectivement, l’album a été enregistré live, et j’ai eu besoin de me faire greffer des tentacules de pieuvre. Et oui, nous souhaitions beaucoup donner un feeling live au disque. Qu’il ait l’air détendu, comme la musique que jouerait une équipe de bowling jam si ses membres se mettaient au rock.

En termes d’arrangements, d’harmonies, de durée, c’est votre album le plus « compact »…

Tant que l’on ne met pas le CD dans le compacteur à ordures (rires). En fait, nous souhaitions mettre nos fans à l’épreuve. Qu’ils aient (un peu) à imaginer eux-mêmes les mêmes arrangements très compliqués que ceux de nos disques précédents. Laisser un peu de place à leur imagination.

Les compositions elles-mêmes sont construites autour de mélodies assez simples, souvent en boucle et reprises par les pianos, les guitares et les voix. Elles prennent peu de tangentes. Est-ce que vous avez fourni un effort particulier pour que les chansons restent simple et, disons, unidimensionnelles ?

Nous souhaitions éviter que les chansons elles-mêmes soient des puzzles, même si le disque dans son intégralité en est bien un, de puzzle. Elles sont autant de pièces à agencer et réagencer par l’auditeur, selon ce qu’il perçoit.

On sait que vous travaillez également sur le « Silent record », un disque qui n’en est pas un puisqu’il s’agit d’un livre-partition avec des instructions. Souhaitiez-vous vous inscrire dans la démarche d’artistes conceptuels en dehors de la musique comme Lawrence Wiener ou la célèbre exposition curaté par Mel Bochner en 1966 à la School of Visual Arts of New York, « Working Drawings And Other Visible Things On Paper Not Necessarily Meant To Be Viewed As Art » ?

En fait, le « Silent record » a des antécédents – ou plagiats par anticipation – plus strictement musicaux, tous les deux imaginés par le célèbre Cornelius Cardew : la partition graphique de Treatise, et son travail avec le Scratch Music Orchestra. Mais le rapport avec les années 1960 est effectivement très fort. Les ramifications de la Pop et de l’art conceptuel avec lequel elle était souvent liée à travers, je crois, les réflexes duchampiens, n’ont rien perdu de leur pouvoir ludique et de leur importance. En ce qui me concerne, j’aime les plans des Serial Projects et les cubes incomplets de Sol LeWitt (qui ont également des antécédents musicaux). En tant que musiciens de musique rock, nous avons tout de même tendance à penser que le pop art et l’art conceptuel les plus cruciaux ne furent pas créés dans le contexte institutionnel des galeries, mais bel et bien dans le monde de la pop, plus particulièrement dans celui de la pop music ! Ceci dit, tout ça a bien changé. De nos jours, il faut une bourse pour enregistrer un vrai album de rock ou de pop, si par « rock » on entend une méthode plus qu’une catégorie de biens culturels ou commerciaux.

La thématique de départ présente dans le titre de l’album et dans ses chansons semble provenir du Grand Arbre du rock’n’roll, mais on ne voit pas bien de quelle branche exactement…

On en revient à notre envie de faire un disque plus simple et plus détendu. Nos albums précédents traitaient tous d’une manière ou d’une autre de l’acte de voyager, mais toujours à travers des histoires très spécifiques, avec des lieux précis. Comme ce disque est plus simple, il s’agissait seulement de « s’en aller » (« go away »). Pas « s’en aller à Hong Kong en bateau » ou « s’en aller à Chicago par le ELTrain ». Bien sûr, le rock’n’roll est un immense séquoia dans l’ombre duquel nous, petit saule pleureur mélodieux, nous tenons tout de même fièrement en faisant bruisser nos feuilles.

Etonnamment, très peu d’albums avant le vôtre s’appellent I’m going away, ou contiennent même les mots « going away » (alors qu’il en existe une flopée qui s’appellent Going to the country ou équivalents) : pourquoi ? Serait-ce parce que la simple expression « Going away » a une connotation négative ? Est-ce lié à l’ambiance franchement apocalyptique d’un morceau comme The End is near ?

C’est une très bonne question. Il me semble que c’est une histoire d’ego : les gens ne veulent pas quitter la scène. Les acteurs veulent sauter dans vos bras, ou dans votre douche (comme Dee Dee Ramone dans le clip de I want you around). Mon ami, ici bas, nous sommes tous à un « crossroads ». En même temps les rockers sont toujours en train d’y aller, à leur crossroads. C’est bien ça le mythe, non ? Et personne ne sait ce qui nous attend, socialement, économiquement, culturellement. D’où les paroles apocalyptiques de The End Is Near, et de tout ce bain musical tiédasse.

Propos recueillis par et

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