Une société où tout est en ligne est aussi une société où tout peut être volé : c’est l’idée que met en scène le génial T.C. Boyle dans « Talk Talk », un road novel policier sur les thèmes de l’identité, de la différence et de l’usurpation. Que vous reste-t-il quand on vous a piqué votre nom ?

– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #39, en kiosque –

Chronic’art : Talk Talk a été publié il y a deux ans déjà aux Etats-Unis. Appréciez-vous les tournées éclairs pour présenter le livre à l’étranger ?

T.C. Boyle : Je ne peux ni rester plus longtemps, ni venir à un autre moment. Il faut absolument que je rentre rapidement pour finir le livre sur lequel je travaille en ce moment. Le titre serafacile à traduire en français : The Women, « Les femmes ». C’est un roman historique sur Franklin Wright, l’architecte, ses femmes, sa vie. Il a eu quatre femmes et chacune d’entre elles était… Comment dire ? Très spéciale… Bien sûr, tout ce que je raconte est absolument vrai : j’écris l’histoire de sa vie. Mais j’ai cherché à la raconter du point de vue de ces quatre femmes, qui racontent ce que c’est que vivre avec ce génie. C’est une idée qui me plait bien, d’autant que j’aime beaucoup expliquer à ma femme à quel point je suis moi-même un génie, surtout quand il faut passer l’aspirateur, laver la vaisselle, ce genre de chose. Un génie comme moi ne peut définitivement pas faire ça !

Vous vous déplacez souvent pour présenter vos romans ?

La dernière fois que je suis venu à Paris, c’était pour Le Cercle des initiés, l’histoire du docteur Kinsey. C’était il y a un petit moment déjà. Pour Talk Talk, j’aurais aimé rester un peu plus, me balader en bord de Seine, mais je ne peux vraiment pas. Je ne fais pas de présentation en Allemagne non plus, alors que j’essaie d’y passer d’habitude. Mais il faut que je rentre travailler, sinon j’aurai l’impression de devenir fou ! C’est mon problème : je ne peux jamais rester longtemps quelque part. Il y a toujours un nouveau livre à terminer : après celui là il y en aura un autre, puis un autre, puis un autre, jusqu’à ce que j’arrive au bout du tunnel, devant ma tombe. Là, je pourrai peut-être m’arrêter…

Pas avant ?

Je ne crois pas, non. Un jour, il n’y a pas très longtemps, un de mes amis, qui rentrait du Mexique, me montrait ses photos. Il était parti quelques temps et avait visité un tas d’endroits, entre autres des catacombes. Il me raconte son voyage, on regarde ses photos, les catacombes, la cathédrale, les plages… Et puis, tout content, il me dit « Quand tu n’écriras plus, tu pourras aller te retirer dans le coin ; tu serais bien, non ? ». Je n’ai même pas réfléchi. J’ai tout de suite attrapé la photo des catacombes, et je lui ai dit : ma retraite, je la prendrai quand je serai là, pas avant !

Comment se fait-il que vous écriviez autant, et aussi vite ?

Je crois pouvoir dire que c’est en quelque sorte ma mission. Mon job, mon métier, ce pour quoi je suis fait, définitivement. Je ne sais jamais ce que sera mon prochain roman, ce qu’il racontera, ce qui s’y passera ; mais chaque histoire de chaque roman vient d’elle-même, d’une façon très étrange. Une façon  » architecturale « , peut-être. Comme si je construisais quelque chose, mais sans plan défini à l’avance. Et à chaque fois, à la fin, tout se tient. C’est… gratifiant. Et donc, quand je termine, je veux tout de suite recommencer, surtout pas retourner en arrière pour regarder ce que j’ai fait ; je veux seulement imaginer ce qui viendra ensuite. Pour moi, c’est ce qu’il y a de plus satisfaisant dans ce que je fais. Sur mon site, en bas de la page, il y a un essai intitulé This monkey, my back : j’y explique un peu tout ça. Ce qui compte, c’est que ma façon travailler est profondément addictive. Au départ, bien sûr, c’est quelque chose de merveilleux, de mystérieux : on travaille, on avance pas à pas ; et d’un coup, ça y est, tout est là, on se sent bien. Alors pourquoi arrêter ? Quand je termine, je me dis seulement que je veux en faire toujours plus ! Et donc, à chaque fois, je recommence.

L’histoire de l’inventeur de la sexologie, celle d’une malentendante, celle de l’architecte Wright dans votre prochain roman… Vous écrivez sur des sujets très variés : qu’est ce qui vous inspire ?

Je crois que j’ai de la chance. A la différence de certains écrivains, j’ai l’impression de pouvoir écrire sur n’importe quel sujet, dans n’importe quel genre. Et je le veux. Je ne veux surtout pas me répéter. Si ça arrivait, ce serait terrible. Il faut imaginer : on se retrouve un jour alors qu’on a déjà pas mal d’histoires derrière soi, écrites, publiées, avec une idée géniale ; et là, on réalise que ce à quoi on pense a déjà été écrit… Bien sûr, cette facilité ne m’empêche pas d’avoir des sujets de prédilection. J’ai souvent envie d’écrire sur les liens qui existent entre notre identité spirituelle et notre identité plus triviale, animale, par exemple. Avec l’histoire du bon Docteur Kinsey, j’étais là dedans, aux prises avec ce scientifique qui veut prouver que l’amour n’est pas vraiment l’essentiel et que ce qui l’est, c’est l’acte sexuel, coupé de toute spiritualité. C’était pour moi un vrai moyen d’aborder ce sujet sous un angle que je n’avais jamais envisagé. Avec Talk Talk, on est dans autre chose. Au cœur du texte, il y a la question de l’identité, la façon dont elle est liée au langage, comment nous savons qui nous sommes. Par la langue, puis par la culture, nous parlons et nous sommes là, présents au monde. C’est pour ça que je présente Dana en train de réécrire l’histoire de l’Enfant sauvage. Elle contient en germe tout ce qu’il y a dans le roman : un enfant sans langage, sans identité, un enfant sauvage, qui nous ramène aussi à tout ce qui tourne autour des théories darwiniennes de l’évolution, à la question de qui nous sommes réellement…

Plus qu’un enfant abandonné et muet, on pense aujourd’hui que Victor, l’enfant sauvage, était un enfant autiste…

Rétrospectivement, c’est vrai, on émet cette hypothèse. Mais dans la vision des choses que je choisis d’adopter, pour Talk Talk précisément, il ne l’est pas, il ne peut pas être seulement ça.

À l’origine, il y avait un appendice de 66 pages au roman : le livre de Dana sur l’Enfant sauvage. Il a déjà été publié aux Etats-Unis, mais séparément, en tant que nouvelle, dans la revue McSweeney’s. Il devrait être publié en France dans mon prochain recueil de nouvelles. L’éditeur m’a demandé de le retirer du corps du roman parce qu’il est écrit dans un style complètement différent du reste, très poétique, avec une dimension presque mythique. Bien sûr, le lien avec le reste est évident, mais l’impression laissée quand on l’ajoute à la fin est étrange, l’histoire est très lourde, très triste. Pour l’écrire, j’ai utilisé les comptes rendus du Docteur Itard, qui m’ont donné toutes les informations dont j’avais besoin, et j’ai décidé de ne pas privilégier l’hypothèse de l’autisme. Ça aurait été trop simple. Dans ma perspective, il était beaucoup plus intéressant de parler d’un enfant normal qui aurait raté le moment d’acquisition du langage au cours de son développement. On sait maintenant que cette période est très courte, qu’elle court entre deux ans et demi et cinq ans ; et pour ce que nous en savons, pour l’enfant qui la rate, le retard est ensuite très difficile à rattraper.

On rejoint les difficultés des personnes sourdes…

Oui : ce sont des personnes qui peuvent vivre des choses similaires. Si on devient sourd, comme c’est le cas pour Dana, suite à un accident, alors qu’on a déjà acquis le langage, on peut lire sur les lèvres, on peut parler. Mais pour les sourds de naissance, qui ne communiquent que par signes, la difficulté à s’insérer dans notre langue est quasi insurmontable. La plupart ne parleront d’ailleurs jamais. On constate que même les personnes qui deviennent sourdes sont très rapidement obligées de s’entraîner pour parler naturellement. Si Dana, l’héroïne, va chez un thérapeute du langage, c’est qu’elle doit en permanence être suivie pour parvenir à moduler sa voix, à tenir une conversation. Elle ne peut plus s’entendre : impossible, du coup, qu’elle corrige automatiquement ce qu’elle dit, qu’elle guide sa voix.

Malgré ces difficultés, Dana revendique sa surdité comme part intégrante de sa personnalité…

Dana protège son identité en tant que personne sourde. C’est une identité à part, une identité très forte. C’est pour ça qu’elle refuse les implants cochléaires. Beaucoup de sourds réagissent ainsi : ils sont victimes d’un préjudice, et les gens qu’ils rencontrent les considèrent comme victimes d’un handicap. Ils retournent donc la situation, choisissent de se définir comme simplement « différents », voire, à l’extrême, considérer que c’est nous, les entendants, qui avons un handicap, puisque nous ne savons pas parler la langue des signes. C’est pour ça que Dana se sent si furieuse par rapport à sa famille ou son copain, qui insistent sans cesse pour la faire entrer dans la voie de la normalisation, dans ce qu’ils considèrent comme une meilleure intégration à notre société. Pour elle, elle est déjà membre à part entière de cette société. Elle est efficace, elle peut parler. Mais rien n’y fait : quand je décris les gens qui l’écoutent, on sait immédiatement qu’il y a quelque chose de bizarre dans sa façon de parler. Et elle le sait aussi. Mais elle ne peut rien faire contre ça, puisqu’elle ne s’entend pas…
Comment a commencé l’écriture du roman ?

Quand j’ai commencé à réfléchir à ce livre, j’étais seulement intéressé par la question du vol d’identité. C’est un crime de plus en plus banal, aidé par Internet et par la multiplication des moyens dont dispose un faussaire pour créer de fausses identités. C’est un crime très répandu, aux Etats-Unis, en France et dans tous les pays développés. C’est fou, quand on y pense : quand je suis allé présenter le livre à la Nouvelle-Orléans, je me suis trouvé face à des gens qui se sentaient tous concernés, soit parce que ça leur était arrivé, soit parce qu’ils connaissaient quelqu’un à qui c’était arrivé ! Plus sérieusement, ce qui arrive le plus souvent, c’est le vol d’un numéro de carte bancaire ; ensuite, il arrive qu’on trouve en ligne des informations concernant les gens qu’on envisage voler, mais en général, tout fonctionne de façon très classique : le voleur trouve votre adresse, informe la Poste qu’il vient de déménager, demande qu’on envoie votre courrier à la nouvelle adresse, celle qu’il donne (généralement une boîte postale), et récupère les infos. Ce type de procédure concerne 90% des usurpations d’identité. C’est la méthode classique, la plus simple.

Ce que vous racontez dans Talk Talk va plus loin…

En creusant cette idée, je suis arrivé à des hypothèses extrêmes, celles d’individus qui choisissent de vivre comme quelqu’un d’autre, de voler des vies. Dans le roman, on est en présence de quelqu’un qui n’a pas de boulot, qui a fait de la prison, qui souhaite disparaître. Alors il devient quelqu’un d’autre ; et s’il n’avait pas besoin de dépenser toujours plus, il pourrait très bien ne jamais être découvert. On m’a raconté cette histoire, qui est vraie : une jeune femme qui économise depuis plusieurs années et qui, à 35 ans, décide de s’acheter une maison ; elle va à la banque pour négocier un emprunt ; et à ce moment, son banquier lui annonce qu’elle n’a pas d’économies, pas un sou, rien. Elle ne comprend pas jusqu’à ce que, preuves à l’appui, il lui montre qu’en quelques mois, elle a tout retiré, tout dépensé… Avec l’histoire de Dana, on est exactement dans ce cas de figure : un individu décide de vivre sous son nom, et fait ce qu’il veut de son argent. Il faut se dire que ce genre de chose arrive vraiment.

Que recherchiez-vous à travers ce thème de la perte d’identité ?

J’aimais la question induite : « Qui sommes-nous ? » Quand on se réveille le matin, comment sait-on qui on est vraiment ? On a des parents, des collègues, on a grandi quelque part, on s’est acculturé depuis notre enfance, on dispose du langage. On sait qui on est parce qu’on se parle à soi-même, à l’intérieur de sa tête. D’où l’intérêt du cas de Victor, l’enfant sauvage : lui ne peut pas se parler à lui-même, il est comme un animal, comme le chien dans la rue qui, dans un sens, sait qu’il est le chien et qui, quand on l’appelle, finit par venir… Victor est comme ça. Il n’a pas conscience d’être un humain nommé Victor. Il ne sait sans doute pas à quoi correspond ce mot mais le bruit de son nom, récurrent à son oreille, fait qu’il se met à répondre. Il n’y a pas vraiment de conscience dans tout ça. La fin de son histoire est assez terrible, profondément pathétique : après que le Docteur Itard a terminé ses observations, Victor est resté dans l’institution, sous la garde d’une vieille femme qui avait été la cuisinière de l’institut. En prenant sa retraite, elle l’a emmené chez elle (sa maison était juste à côté) et c’est là qu’il est mort, à 40 ans. Cette femme chez qui il vivait, Mme Guérin, ne l’a jamais appelé Victor. Lui-même ne connaissait pas son nom, et elle a cessé de le nommer. Elle ne lui parlait pas. Elle était simplement là. Il avait été l’Enfant sauvage, il avait vécu dehors, dans la nature, il avait été libre, d’une certaine façon ; il ne s’est jamais adapté à sa nouvelle vie, à ce bruit, à ce mouvement autour de lui. Il n’a jamais pu quitter vraiment sa forêt. La vieille femme avait un chat : on peut considérer ce chat de la même manière. Pour moi, c’est quelque chose d’infiniment triste. On en revient à ce que je disais : sans langage, on ne sait pas qui on est. C’est pour ça qu’il me semblait si important de réfléchir à la construction de l’identité, de savoir pourquoi nous avons une telle répulsion face aux vols d’identité, qui nous dérobent quelque chose au plus profond de nous même.

Si Victor n’a pas d’identité, il a conscience de son milieu ; la première fois qu’on l’attrape, il se sauve, retourne là d’où il vient…

Oui. Mais si on assimile cette conscience à une identité, il n’en reste pas moins que les autres, face à lui, ont le langage. On peut donc dire que son identité est d’être sauvage, tout comme l’identité de Dana est d’être sourde. Elle veut être membre à part entière de notre société – d’ailleurs elle y arrive, elle a un PhD, elle enseigne, elle écrit un livre ; mais d’un autre côté, elle est obstinément sourde, et fonde son identité sur ce postulat de départ.

Comment travaillez-vous vos personnages ?

J’ai commencé à écrire, pendant ma période punk. Mon premier recueil de nouvelles, Descent of man, était essentiellement composé de textes que j’avais écrits à l’université. C’était des textes avec quelque chose de très… Sauvage, spontané. A l’époque, mes personnages étaient peu développés, je ne m’en occupais pas vraiment. Ce qui m’intéressait, c’était l’enveloppe, ce qu’il y avait autour. Mais quand j’ai commencé à écrire des romans (quand j’ai commencé Water music, en réalité), j’ai réalisé que j’avais développé non seulement une manière de raconter des histoires, mais aussi une manière de créer des personnages pour les rendre vivants. Je pense que maintenant, mes histoires intègrent à la fois les personnages et le schéma général ; il y a sans doute un meilleur équilibre dans mes livres, c’est quelque chose que j’ai appris à maîtriser. Ce qui est certain, c’est que mes personnages ne sont jamais en relation avec des gens que je connais : ils sont purement imaginaires, et se développent en même temps que le livre. C’est la façon dont l’histoire grandit : ceux qui vivent à l’intérieur grandissent en même temps, de la même façon. Ce qu’ils ont fait ou dit avant influe sur la façon dont le livre va se poursuivre, et je dois toujours tout garder en tête pour faire avancer l’histoire.

A vous entendre, on dirait que vos livres avancent tout seuls…

Dans la vraie vie, quand je ne suis pas en voyage, j’ai un fonctionnement très rigide, auquel je me tiens depuis des années. Je n’ai jamais eu de réveil. Je me lève tous les matins à 7 heures, c’est un automatisme. Je lis le journal. Bien qu’étant un génie, je fais le ménage. Vers 10 heures, je suis prêt à travailler. Je travaille tous les jours, sans exception, jusqu’à 2 ou 3 heures de l’après-midi. Ensuite je m’arrête et, très simplement, je cesse de penser à ce que j’ai fait. J’arrête tout, je laisse les choses derrière moi. Sauf si je suis arrivé à la fin d’un passage : dans ce cas, je vais le lire à ma femme. Pas pour qu’elle me corrige, mais pour entendre ce que j’ai écrit, le rythme du langage. C’est quelque chose de très important pour moi, que le langage soit beau, rythmé. Comme si on chantait. Quand j’écris, j’écoute toujours de la musique ; ça donne un sens rythmique différent. Et quand je fais la lecture, de façon assez étrange, je peux voir les choses différemment, réorganiser mon récit ; ce que j’ai écrit s’éclaire. Je découvre ce qui va venir ensuite, puisque je ne le sais pas à l’avance. Tout mon travail est très… Organique, disons ? Bien sûr, je commence par des recherches, je réfléchis à différentes choses, des sujets me viennent en tête… Pour Talk Talk, j’ai fait des recherches sur la surdité, sur le vol d’identité. Mais quand il est temps de commencer, j’imagine en endroit, une situation, je transforme tout en mots, et je laisse aller. Je ne sais jamais par avance où je vais. Même chose pour les nouvelles : je n’ai jamais de fin quand je commence.

Ça change quelque chose à votre démarche d’écrivain ?

Oui. Si je savais où je vais, tout serait beaucoup moins intéressant. J’ai besoin de voir l’écriture s’inscrire dans un processus de découverte. On vit dans un monde tellement étrange, où tout est si rationnel… On a des envies, on construit des choses ; mais en réalité, tout arrive par accident, on ne sait jamais rien de nos propres existences, nul ne saurait les maîtriser. C’est différent avec la fiction : quand je crée un scénario, je suis le dieu de cet univers et j’ai un contrôle absolu sur tout ce qui se passe. Bien sûr, quand je me mets à faire souffrir mes personnages, ça peut devenir un mécanisme pervers. Mais c’est fantastique. Et c’est vrai dès qu’on fait quelque chose par soi-même, surtout dans le domaine artistique. On y contrôle un nouvel univers. Le nôtre.
Vous avez obtenu un doctorat avec une thèse sur la littérature anglaise du dix-neuvième siècle, puis avez écrit plusieurs romans « historiques » ; qu’est ce qui vous attire dans le passé ?

Il va falloir revenir en arrière sur l’histoire de ma vie, pour répondre à cette question… Au départ, j’étais un bon gamin, mais avec de mauvais compagnons. Et je n’aimais pas spécialement l’école. Surtout, je n’y faisais jamais ce que j’étais censé y faire. Heureusement, j’ai rapidement rencontré la musique. Je voulais être musicien, je jouais du saxophone et de la clarinette. J’ai donc continué, et suis entré à l’université d’Etat avec la musique comme matière principale. J’avais 17 ans. Je suis arrivé, et là, le choc : j’ai réalisé que les autres étaient bien meilleurs que moi. Je pouvais lire la musique, je connaissais la théorie, je jouais, mais je n’avais pas la passion, aucune connexion profonde, je ne ressentais rien. Cela dit, j’étais sur place, il fallait que je continue. J’avais toujours aimé écrire. Bien sûr, je ne savais pas que je ferai un bon écrivain. Personne n’était jamais venu me dire : « Eh ! Tu es un écrivain génial ! ». Mais je m’en suis rendu compte rapidement, à la fac. Je me suis inscrit en histoire, où il fallait que je rende des textes complets. J’ai adoré ça : imaginer le passé, imaginer comment on peut être là aujourd’hui, assis à une table, en reprenant le chemin qu’ont parcouru les autres avant nous… C’est merveilleux de penser à ce qu’il y a eu avant, de penser, comme dans ce livre, à ce qu’était l’époque de Victor. Il y a là quelque chose que je trouve fabuleux. Bref. Pour revenir à l’Université, dans le cursus obligatoire, il me fallait d’autres cours. Ceux de littérature anglaise, par exemple… Je me suis donc inscrit à un cours d’anglais, sur les nouvelles contemporaines : j’ai adoré. J’ai décidé de faire un double cursus en histoire et en anglais, puis j’ai intégré une classe de création littéraire. C’est là que j’ai trouvé mon métier.

C’est allé vite, finalement…

Il y a eu quelques contretemps par la suite. Je vivais à New York et… Comment dire… Mon environnement direct était très dur, avec une forte consommation de drogues en tous genres. Mais malgré ça, même s’il était un peu difficile de garder en tête ce que je voulais faire, au fond de mon esprit, je pensais toujours que je serai écrivain. Et même si je me sentais coincé, je lisais et commençais à écrire. Ensuite, les choses ont changé. Mais à titre de confidence, je dois vous dire que quand je me suis inscrit à l’Université de l’Iowa, où on trouve un très bon groupe d’écriture, je ne connaissais personne, je ne savais rien sur tout ça, personne ne m’avait enseigné comment écrire, j’avais tout fait par moi-même. J’y suis allé, et il a fallu que j’arrive là pour réaliser que je ne connaissais finalement pas grand-chose finalement sur l’histoire de la littérature anglaise. C’est là que j’ai décidé de faire un PhD, pour me  » former « , en quelque sorte. Parce que je savais deux trois choses sur la littérature américaine mais rien sur ses sources, la littérature anglaise. C’était pour moi un moyen d’aller plus loin.

Est-ce que l’écriture représente un moyen d’avoir une nouvelle perception du monde ?

J’espère, j’espère vraiment. Il y a des choses dans l’écriture qui ne m’intéressent pas : par exemple, même si je suis prof et qu’il m’arrive d’enseigner, je n’ai aucune envie de me lancer dans l’écriture d’essais, aucune envie de faire de conférences, aucune envie d’écrire dans des revues, ou d’écrire mes mémoires. Seule la fiction m’intéresse, parce que c’est un univers magique. Mais oui, on développe forcément une autre vision du monde en écrivant. La mienne est extrêmement pessimiste. Comment pourrait-il en être autrement ? En 2000, je suis venu en France pour présenter Un Ami de la terre. C’était horriblement déprimant. Je m’étais penché de près sur toutes ces questions d’environnement, bien avant Al Gore et tout ce qu’on peut voir maintenant, et j’étais arrivé à la conclusion que tout ce que je comprenais ne nous laissait (et ne nous laisse aujourd’hui encore) aucun espoir de survie en tant qu’espèce. Même si on faisait des efforts, les choses sont terminées pour nous, à cause de la surpopulation. Nous somme tout simplement trop nombreux. Je me suis promené aux Etats-Unis, en Allemagne, en France, en Grande-Bretagne pour parler du livre, répondre aux questions. Tous les gens qui venaient étaient tellement abattus, tellement tristes, à se demander ce qu’il fallait faire, si on allait disparaître… C’était horrible de voir ça. Pour éviter que cela se reproduise, j’ai donc pensé à un plan d’espoir pour l’humanité. Je n’en ai trouvé qu’un seul, et qui pose un problème : il n’y a pas de dérogation possible. Tout le monde doit rentrer dans ce plan, sans aucune exception. Il est très simple. Vous voulez que je vous le donne ? Il suffit pour toute personne vivant sur cette planète de cesser d’avoir des relations sexuelles pendant 100 ans, et de ne tolérer aucune exception à cette règle. Mais je ne suis pas certain que l’humanité soit prête pour ça.

Vous vivez en Californie : on considère souvent que c’est un Etat en pointe côté écologie, par rapport au reste des Etats-Unis…

C’est un Etat plus progressiste, effectivement. C’est une situation assez intéressante. Notre gouverneur, Arnold Schwarzenegger, est un républicain qui n’hésite pas à se distinguer de Bush (tout le monde devrait d’ailleurs le faire)… En faisant cela, il agit beaucoup plus comme un démocrate que comme un républicain. Il a fait passer plusieurs lois qui sont vraiment des lois écologiques. Los Angeles a longtemps été la ville des Etats-Unis dans laquelle on respire l’air le plus pollué, mais c’est mieux aujourd’hui parce que les émissions de gaz y sont très contrôlées. Cela dit, je trouve toujours qu’on ne va pas assez loin. D’ailleurs, j’ai aussi un programme, au cas où je me décide à devenir responsable politique un jour … Je ne peux pas pour le moment, je manque de temps… Mais j’ai un programme qui peut vraiment aider à résoudre ces questions, à éliminer les gaz à effet de serre aux Etats-Unis, en Europe, et partout dans le monde !

On vous écoute…

C’est assez simple. Ce qu’on fait actuellement ne fonctionne pas : bien sûr, on utilise de l’éthanol, mais pendant ce temps les gens continuent à mourir de faim. On ne peut pas dire qu’on ait trouvé la solution. La vraie solution serait de généraliser la technologie qui utilise de l’hydrogène : aujourd’hui en Californie, il y a 70 voitures et 3 stations service qui utilisent seulement de l’hydrogène. On trouve l’hydrogène en quantité infinie dans la nature, et bien sûr ça ne pollue pas. Ça marche facilement. Il suffit de disposer de 5 litres d’eau et du mécanisme qui balance la décharge électrique nécessaire à la transformation et à la récupération de l’hydrogène, cette décharge étant générée par des panneaux solaires posés sur le toit du garage. Ça existe déjà. Le problème, c’est que l’hydrogène n’est pas stable, mais hautement explosif. Et comme on doit le compacter pour le faire tenir dans peu d’espace, ça le rend encore plus explosif. On n’a pas mieux pour le moment, mais la technologie existe. Ce que je ferai, c’est exiger que tous les véhicules américains d’ici 5 ans ne fonctionnent plus à l’essence, plus jamais. Et exiger que les pipe line soit supprimés. Faute d’autre solution, il faudra alors bien que les industriels planchent sur la question suivante : « Comment résoudre le problème de l’explosivité de l’hydrogène ? ». C’est réalisable. Toutes les stations-service auraient des concessions pour vendre de l’hydrogène. Le système existant déjà, il suffirait de l’étendre. A tous ceux qui viendrait en disant : « Regardez, j’ai une merveilleuse vieille voiture à essence », je répondrai : « Pas de problème. Voilà 3 000 dollars pour t’aider à l’achat d’une nouvelle voiture. Si dans cinq ans tu n’as pas investi, tant pis pour toi, tu n’auras rien et il n’y aura plus de stations service ! ». Tout ceci est la première partie de mon programme.

Et la seconde ?

La seconde, c’est que je régulariserai immédiatement l’usage des drogues, à mettre en vente jusque dans les drugstores. Vraiment. C’est une mesure pratique. L’alcool est très taxé. Alors je taxerai le reste de la même façon. Le gouvernement garderait l’argent, pourrait s’en servir pour stabiliser aussi bien la Colombie que l’Afghanistan… Je pense que ça pourrait fonctionner. Ma troisième mesure serait de créer une dépression artificielle aux Etats-Unis, qui permettrait de relancer l’emploi. Le vrai emploi, comme à l’époque de Roosevelt. Si on remet tous les gens au travail, qu’on leur redonne leur dignité, qu’on leur fait construire des écoles, des routes, des hôpitaux, avec 20 dollars de l’heure et une couverture sociale… Aujourd’hui, on les colle dans un uniforme et on les envoie nettoyer les ordures dans la rue pour trois fois rien. Il y a un moment où les gens sont fatigués, n’ont plus envie. Avec un programme différent, on pourrait changer le pays.

Et nous sommes prêts pour ça ?

Non, bien sûr. Personne ne résonne en termes environnementalistes. Les gens sont égoïstes, individualistes, moi comme les autres. Dans Un Ami de la terre, Tyron le dit : « J’étais juste comme vous ». Vous et moi sommes des criminels, dans la mesure où nous achetons des choses, ou nous mangeons de la nourriture, où nous conduisons des voitures, où nous construisons des maisons. Tout ça détruit notre environnement. En théorie, tout le monde veut bien faire attention, mais les gens pensent d’abord à eux, à leur quotidien, à leur confort. C’est le problème qu’on rencontre avec ce que les écologistes appellent les « villages verts », qui, à l’origine, sont des parties réservées dans chaque ville ou village, qui appartiennent à tous et fonctionnent de façon coopérative. Il suffit que certaines personnes ne jouent pas le jeu pour que tout capote. Et c’est pareil pour tout. Bien sûr, dans mon « programme », tout ceci n’existerait pas, parce que nous combattrions la logique qui vise à exploiter jusqu’au bout les ressources de la planète – à les voler, ni plus, ni moins. Les pétroliers veulent faire de l’argent et se fichent de ce qui va arriver ensuite. Bien sûr, après, il sera trop tard pour développer de nouvelles technologies. Et c’est là qu’on se retrouve impuissants face à ce qui change, le climat notamment, qu’on réalise qu’il n’y a pas de moyen de revenir en arrière.

Vous ne pensez pas qu’il commence à y avoir une prise de conscience générale ?

Les gens sont plus conscients qu’ils ne l’étaient hier, mais pas encore assez. Le parti vert et les idées écologiques prennent de l’ampleur, même aux Etats-Unis, c’est vrai. Ça rejoint ce que je disais : j’ai beau être pessimiste, je ne souhaite pas présenter Un Ami de la terre comme une prévision de ce que sera le futur. A mon niveau, je suis un fanatique du recyclage : je fais tout comme il faut, j’ai tout un tas de poubelles, et chaque déchet a son tas… J’aimerais avoir de l’espoir, mais je persiste à croire que c’est impossible. Nous sommes trop nombreux. On ne peut pas être optimiste tant qu’il y aura 6,2 milliards de gens sur terre.
Avant de vous pencher sur l’environnement, vous aviez également écrit sur les problèmes d’immigration en Californie…

Oui, dans The Tortilla curtain. La question est également liée à l’environnement. Les gens considèrent souvent Tortilla curtain comme un livre politique. A ce titre, c’est même devenu un classique des livres étudiés en fac aux Etats-Unis. Mais je ne le considère pas comme un livre politique, parce qu’exposer son opinion politique ne fonctionne pas dans un travail de fiction. Si on a un point de vue politique qu’on souhaite développer, il faut écrire un discours, un essai. Bien sûr, quand on lit mes livres, on a une idée de ce que sont mes opinions ; mais quand j’écris, je suis dans l’exploration, dans une démarche artistique. C’est elle qui me guide, et c’est comme ça que Tortilla curtain m’a conduit vers Un Ami de la terre. Tout était déjà en germe, toutes les questions environnementales, à propos desquelles on oublie souvent la donnée, pourtant incontournable, de l’immigration. Qui est d’abord et avant tout un danger pour l’environnement ? Les gens. Ce sont eux qui dégradent l’environnement, ils ont donc un impact écologique fondamental. En même temps, ils sont également victimes de ce qu’on appelle maintenant les « migrations écologiques ». Ce sont ces questions qui m’ont poussé à me pencher sur l’environnement.

Revendiquez-vous une vision du monde ?

Absolument. Je me suis élevé contre le Président Bush à la minute où il est apparu sur la scène politique, puis à chaque élection, dans chaque rencontre autour de mes livres, dans chaque interview radio ; à chaque fois, j’ai donné mon opinion. J’ai fais la même chose concernant l’environnement : j’ai dit ce que je pensais de tous les sujets que j’évoque dans mes livres. En tant qu’artiste, en tant qu’auteur, j’ai une tribune pour m’exprimer, mais je ne peux que donner ma position personnelle. De toute façon, je refuse de confondre l’art et la politique. Je crois qu’il est très rare qu’un travail artistique rencontre du succès s’il adopte un ton politique. Ça peut marcher au niveau de l’audience rencontrée, il peut y avoir une force de persuasion, mais liée à l’art, au drame, pas au politique.

Vous êtes pourtant considéré comme un auteur sinon politique, du moins engagé…

Oui. Mais quand les gens disent « Mon dieu ! Tortilla curtain est tellement politique ! », je réponds  » non « . C’est de la fiction, un aboutissement artistique. Il peut être interprété par qui veut. Mais quand on s’intéresse spécifiquement à l’art, on ne veut pas être gouverné, en général. Si on a le sentiment d’une manipulation, on se révolte, on va vers le contraire, c’est normal. Je me refuse à imposer mes choix au lecteur. Après, en tant que personne qui peut avoir une influence, oui, je suis prêt à exprimer mon opinion, à dire ce que je pense. Mais Art et Politique doivent pour moi rester séparés. Et il y a autre chose : l’art peut trop facilement être compromis par le besoin de mettre en avant un agenda politique. J’ai pu le constater quand j’ai écrit Le Cercle des initiés. À l’époque, par hasard, j’ai appris que le réalisateur Bill Condon préparait un film sur le même sujet. Je l’ai découvert par mon site web : un de mes fans demandait dans un message si je savais qu’un film était en préparation sur Kinsey. Résultat, j’ai rencontré Condon, et on a discuté touts les deux, comme deux auteurs travaillant sur le même sujet, du matériel qu’on utilisait, des différentes approches que nous avions. J’admire beaucoup Condon ; son film sur James Whale, Gods and monsters, est brillant, beau, vraiment fantastique. Mais là, avec ce sujet sur Kinsey, même si on avait le même matériau de départ, je ne crois pas qu’il a rencontré avec son film le même succès que moi avec mon roman.

Pourquoi ?

Kinsey est un héros de la communauté gay : ça tombe sous le sens, puisqu’il a fait toutes ces études montrant que beaucoup d’hommes et de femmes sont homosexuels, et qu’on ne peut pas considérer ça comme une anormalité. Alléluia. Je pense que c’est merveilleux d’avoir fait ça, mais ce n’était pas mon sujet. Bill, lui, en partant de la même chose, a monté un film qui mettait en avant cet aspect politique du personnage, la dimension héroïque de Kinsey. Je pense que cette démarche ne lui pas laissé assez de liberté pour traiter son sujet, pour examiner réellement le matériau dont il disposait. Moi, je n’avais aucune perspective politique. J’ai simplement pensé : « C’est fantastique, un homme qui sépare ainsi l’amour et le sexe, physique et sentiments ». Et j’ai créé à partir de là une situation libre de toute attache, qui ne dépendait de rien d’extérieur. Je pense que quand on a en tête une perspective politique, on peut passer à côté de la dimension artistique parce qu’on est poussé dans une voie et qu’on garde moins d’ouverture sur le reste. D’ailleurs, j’ai du mal à me souvenir d’œuvres qui aient été politiques et aient rencontré un vrai succès artistique. Peut-être l’une des plus surprenantes est-elle la pièce d’Arthur Miller, Les Sorcières de Salem : c’est une réponse directe au système politique américain des années 1950. C’est une œuvre artistique qui a eu un impact immédiat sur le paysage politique de l’époque. Mais il est très rare qu’une œuvre ait cet effet.

Vous alimentez régulièrement votre site web, qui existe depuis presque dix ans. A-t-il changé votre rapport à votre public ?

En fait, je suis très suspicieux dans mon approche des nouvelles technologies. Je hais les machines. Cela dit, j’ai eu la chance de me marier et d’avoir des enfants (j’ai donc contribué à la surpopulation sur cette terre) : j’ai donc deux fils qui, quand ils émergent de leur chambre, sont depuis toujours connectés en permanence à un ordinateur. Comme tous les ados du monde, ce sont des génies de l’informatique. Quand mon fils Milo était au collège et qu’il s’ennuyait pendant les vacances, à l’été 1999, il m’a dit : « Papa, il te faut un site Internet ». J’ai dit « Oui, pourquoi pas », et il l’a créé, il a tout fait. C’est réellement fantastique. Au départ, j’y voyais un aspect pratique : je me disais que quand je ferais des conférences à l’extérieur, je pourrais annoncer aux gens où j’allais, ce que je préparais. En fait, ce planning se révèle être une toute petite partie du site ! Je suis impressionné par ce que c’est devenu. C’est une énorme communauté de gens qui postent leurs histoires, débattent, discutent, quelque chose de gigantesque ! Je trouve ça surprenant. Malgré mes réticences, je suis crois pouvoir dire que je suis presque à l’origine du blog, sauf que le terme n’existait pas à l’époque : dès le début de l’existence du site, j’ai mis en ligne tous les mois un bilan de ce que j’avais fait, de mon humeur, de mes envies, de ce sur quoi je travaillais, de mon actualité… Tout étant archivé, en ligne depuis 1999. Malheureusement, j’ai eu quelques problèmes récemment, pour le contrôle de qui entrait sur le site ; résultat, il est actuellement très restrictif, il faut s’identifier avant d’y aller, cela manque de liberté. Mais quand j’essaie de le rouvrir un peu, le site est envahi, il faut aussitôt le nettoyer. On va quand même essayer de faire quelque chose. Il est prévu aussi d’ajouter des vidéos des diverses interventions que je peux faire, des films, pour enrichir l’ensemble.

On trouve aussi nombre de sites amateurs très « fournis » sur vous, votre travail…

Il y avait cette femme, Sandy, directrice de mon fan club, qui malheureusement est morte il y a quelques mois : elle avait mis en ligne un site rassemblant tout un tas de choses, des interviews, des articles… Le site existe toujours. Elle était le véritable moteur du fan club, et était devenue amie avec un de mes traducteurs. Elle était venue le voir à Paris… Je découvre ainsi que certains de mes fans se rendent visite… C’est impressionnant. J’aime l’idée que tout le monde puisse se parler, se connaître, quels que soient les pays d’origine. C’est gratifiant de penser que tous ces gens s’intéressent à ce que je fais, et l’impact est renforcé par ce côté magique du net, où tout est immédiat, où on a toutes les réactions en direct. Mais ça rend également très humble. C’est intimidant. J’espère continuer comme ça : avoir une telle audience, une telle attente, est un vrai moteur d’écriture. Sans compter que je deviens une ressource pour les étudiants. J’aime les étudiants, qui doivent lire mon travail parce qu’il est réputé subversif, drôle, cool, à la page… Pour être honnête, je n’attendais pas ce succès. En réalité, j’attendais bien plus : je voulais être le seul auteur lu en France et aux Etats-Unis, je rêvais de sortir dans la rue et de voir tous les gens avec mes livres entre les mains. Mais enfin, ça va quand même.

Pensez vous que la fiction soit un besoin naturel du public ?

Oui. Et pas seulement parce que ma vie consiste à créer des histoires. Il y a dans l’écrit quelque chose de magique, y compris pour le lecteur. Je donne ce que je veux, je conduis l’histoire, mais le lecteur réinvente son histoire au fur et à mesure qu’il avance. Deux personnes qui lisent le même livre ne voient pas la même chose. Le livre n’est pas dictatorial. Il laisse la liberté d’aller où on veut. On s’en rend compte quand on assiste à des lectures. Il existe aux Etats-Unis, dans les théâtres, des acteurs qui choisissent des nouvelles et les lisent. J’ai participé à ça en tant que lecteur, donc acteur. C’est quelque chose de merveilleux. En lisant mon propre travail aux autres, je pouvais sentir le pouvoir qu’avaient mes histoires. Il n’y a pas longtemps, j’ai lu une nouvelle d’un de mes recueils, basée sur un principe similaire à celui qui explique parfois la disparition des dinosaures : un événement improbable, qui se produirait à la fréquence d’une fois toutes les dix millions d’années, mais qui peut survenir n’importe quand. Sur ce principe, j’ai écrit l’histoire d’un couple qui a une fille adolescente, sortie un soir avec ses amis. Il pleut. Les parents vont se coucher, ils ont passé une bonne soirée, fumé un joint, fait l’amour, leur fille n’est pas là. Et puis le téléphone sonne. Elle a été renversée par une voiture. C’est la panique, ils vont à l’hôpital, elle est morte, ils voient le corps, c’est horrible. J’ai lu cette histoire. J’en ai lu beaucoup avant, devant d’autres salles, devant beaucoup de monde souvent. C’est toujours comme quand on va au concert : les gens bougent leurs chaises, chuchotent, reniflent. Là, j’ai lu, et personne ne bougeait. Rien. Il n’y avait pas un bruit. Et c’était une impression… indescriptible. Alors oui, quand je vois ça, je me dis que les histoires ont un pouvoir, toujours réel, et que je peux continuer à écrire.

Propos recueillis par

Talk Talk, de T.C. Boyle
(Grasset)