Frédéric Taddeï va-t-il nous réconcilier avec la télé ? Le talk-show « Ce soir ou jamais », phénomène audiovisuel éclatant de la saison pose ses marques dans le désert culturel télé. Nous avons demandé au journaliste-animateur son point de vue sur la télévision, la culture, le journalisme, lui et ses pairs, le conformisme ambiant et la meilleure façon de décrypter l’époque. Oasis ou mirage ? A vous de juger.

 

– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #32 (février 2007) –

 

L’actualité sous le prisme de la culture

Frédéric Taddeï : France 3 m’a appelé au mois de juin et je n’étais pas le premier sur la liste. Mon premier réflexe a été de dire : « Une quotidienne sur la culture ? Jamais de la vie ! ». En même temps, depuis le temps que j’affirme que la culture n’est pas forcément vouée à disparaître des grandes chaînes hertziennes, que j’en ai marre d’entendre les animateurs d’émissions culturelles faire leurs sidérurgistes de la Lorraine, se plaignant d’être diffusés de plus en plus tard avec de moins en moins d’argent, qu’ils vont disparaître, je ne pouvais décemment pas refuser cette offre. Moi je pense qu’il faut devenir concurrentiel, qu’on peut parfaitement imaginer de nouvelles émissions culturelles, et qu’on n’est pas voué à refaire éternellement la même émission. A l’origine, il s’agissait d’un projet très classique avec, au programme, littérature le lundi, cinéma le mardi, théâtre le mercredi, etc., et puis chaque jour un débat strictement culturel entre deux personnalités, suivi de l’actualité culturelle commentée par des chroniqueurs. Ce ne me convenait pas du tout : je leur ai dit que je ferais mon émission. C’était une petite révolution qu’ils ont heureusement acceptée très rapidement. Je voulais évoquer l’actualité sous le prisme de la culture : c’est-à-dire un débat sur le monde réel, en partant du principe qu’on trouve tous les éclairages dans les livres, les films, etc. Les oeuvres d’aujourd’hui sont le reflet de notre époque, elles contribuent énormément à la vision qu’on en a, elles l’anticipent même. J’ai souvent employé la métaphore de la mer et de l’écume : pour comprendre la société dans laquelle on vit, tu as la clé de l’information et la clé de la culture. Les deux te permettent de comprendre le monde dans lequel tu vis. L’information correspond à l’écume des événements qui se produisent. Or, personnellement, ce qui m’intéresse, c’est la mer. Et si les historiens analysent parfaitement les faits avec vingt ou trente ans de décalage, j’aimerais autant qu’on y réfléchisse dès maintenant. Je veux savoir comment les choses sont aujourd’hui. Pour moi, par exemple, la mondialisation n’est pas qu’un mot ; c’est quelque chose que j’essaye de comprendre. Il n’y a pas de théorie sur la mondialisation puisqu’elle est en train de se faire, c’est ça qui est passionnant.

 

Ce soir ou jamais est-elle une émission « culturelle » ?

Dans Arrêt sur images, Philippe Tesson a dit que Ce soir ou jamais était une émission très sympathique, mais qu’elle n’était pas « culturelle » parce qu’on y parle du couple, des célibataires, des homosexuels, de la prostitution et non pas directement des œuvres. Moi j’affirme le contraire : on parle des livres, des films, mais au travers des questions du couple, des célibataires, des homosexuels et de la prostitution justement ! C’est donc simplement une autre façon de faire une émission culturelle. Ce qui m’intéresse, c’est d’orienter la discussion. Je me souviens d’un plateau avec Charlotte Rampling et Antoine de Caunes. Je leur faisais remarquer un thème commun sur lequel ils ont tous travaillé : le couple. Ou plus précisément, une question qui a l’air de hanter tout le monde aujourd’hui : comment faire durer son couple ? Chacun apportait des réponses différentes, qui dans son livre, qui dans son film, etc. Et je me souviens que tous étaient un peu étonnés que ce soit ce sujet-là qui m’intéresse. Les gens de cinéma sont habitués à ce qu’on leur parle de leur film, alors que moi je leur parlais ici du couple, seul sujet qui m’intéressait à cette occasion. Lorsqu’Alain Chabat est venu à l’occasion de la sortie de Prête-moi ta main, j’ai évoqué l’évolution de la figure du célibataire. Il y avait sur le plateau Jean-Claude Bologne, historien du célibat. Chabat était fasciné parce que Bologne nous parlait du célibataire d’antan, le mec qui avait du jaune d’œuf sur son pull, qui était gros, qui sentait mauvais… c’était la figure du célibataire. Aujourd’hui, le célibataire, et surtout la célibataire, autrefois la vieille fille un peu ingrate, pénible et revêche, est une fille qui bosse dans les secteurs de pointe, qui gagne très bien sa vie et qui est très bien baisée. Les pistes que donnait Alain Chabat dans son film, souvent inconscientes, parlaient directement à Jean-Claude Bologne, l’historien. Idem en ce qui concerne la guerre : il y a bien sûr les informations, mais c’est quand même essentiellement à travers les films américains qu’on la perçoit.

 

Revenir à la simplicité des premiers talk-shows

Chaque émission correspond son époque. Lorsque Nulle part ailleurs apparaît avec des chroniqueurs, ses créateurs inventent quelque chose de nouveau. Mais lorsque l’émission disparaît, elle est totalement usée. Ceux qui étaient là à pleurer en direct la mort de l’émission lors de la dernière étaient tous ceux qu’on avait voués aux gémonies et dont on avait souhaité qu’une chose : qu’ils disparaissent avec cette émission. Parce qu’on était arrivé au bout du bout de l’insupportable. Tout ce qui aujourd’hui fait figure de succédané de Nulle Part Ailleurs m’insupporte, à l’instar des pales copies de Lunettes noires pour nuits blanches d’Ardisson, qui était une véritable émission culturelle puisque toutes les personnalités représentatives de l’époque y sont passées. Les caricatures de ces émissions-là ne m’intéressent pas. L’émission doit plutôt s’inspirer de Samedi soir que présentait Philippe Bouvard dans les années 1970, du Grand échiquier de Jacques Chancel, voire de Droit de réponse de Michel Polac. Personnellement, j’ai arrêté de regarder la télévision en 1985. Je ne plaisante pas quand je dis ça, j’ai participé une fois à Ca se discute de Jean-Luc Delarue en tant que grand témoin, mais je ne l’ai jamais vu. Physiquement, je ne peux pas supporter un talk-show, donc je ne regarde pas. Pourquoi ? Pour des raisons que je qualifierais presque de professionnelles, parce que j’ai envie de poser des questions que l’animateur ne pose pas. Cela dit, ce n’est pas pour autant que j’en pense du mal.

 

Peut-on se passer des chroniqueurs ?

C’était la condition la plus difficile à faire passer. Parce que les chroniqueurs sont devenus une espèce de sécurité. Pour moi, il n’était pas question d’en avoir, parce qu’il y en a partout. Et puis Rive droite, rive gauche d’Ardisson a porté ça à son paroxysme avec les trois chroniqueurs les plus talentueux du moment. Mon objectif était de redonner la parole à ceux qui font les choses et non pas à ceux qui les commentent, et qui, en 2 mn 30, pour faire un effet, parce qu’ils sont devenus des personnages, se permettent de juger la terre entière. Ce n’est pas la critique qui m’intéresse. Et puis on retrouve toujours les mêmes chroniqueurs dans toutes les émissions, ce n’est pas supportable. J’estime qu’on peut faire cette émission avec des personnalités qu’on peut réinviter, et dans ces conditions je ne vois pas l’intérêt de la présence de chroniqueurs. En ce qui concerne la connaissance des sujets, puisque je n’ai pas la science infuse, j’invite les gens qui savent. Alors évidemment, la révolution que j’ai introduite dans cette émission, c’est qu’un animateur peut avoir un point de vue sur tous les sujets qu’il aborde. Il n’est pas obligé de découvrir les sujets abordés en même temps qu’il lit ses fiches. J’ai voulu aussi introduire le manga, ainsi que le jeu vidéo que j’ai toujours considérés comme de la culture à part entière. Le jeu vidéo est une industrie, un art et un divertissement aujourd’hui sans doute plus influent que le cinéma.

 

Le plateau-télé, un concept obsolète ?

Je ne supporte plus les conventions du plateau télé. J’étais convaincu qu’il ne pouvait plus rien s’y passer, que tout ce qu’il y a d’intéressant est dorénavant à l’extérieur, comme dans Paris Dernière. Je me suis donc retrouvé face à un paradoxe, une vraie contradiction, mais en même temps une obligation. Pour casser ces conventions, j’ai pensé qu’il fallait tout montrer (le maquillage, les invités en attente, etc.) et, surtout, parier sur le live total : je n’ai pas de fiches -j’ai quand même des antisèches, évidemment-, il peut se passer n’importe quoi dans cette émission qui pourra être très déstabilisante. Et puis je m’adresse normalement aux gens, je n’ai pas de prompteur, et tant pis si je bafouille… On pourrait appeler ça de la post-téléréalité. La téléréalité a été une révolution considérable ; quoi qu’on en pense, elle a bouleversé la perception qu’on a de la façon dont les gens s’expriment à la télévision. Et les téléspectateurs ne sont pas dupes : ils savent que si l’interviewé descend un escalier sous les applaudissements d’un public en délire, c’est bidon. Et puis tu dois reparler normalement aux invités. Je n’emploie jamais de superlatifs, je ne fais jamais d’effets d’annonce… Au départ, on a essayé de m’imposer des magnétos. Le premier qu’on a diffusé, je l’ai quasiment moi-même défoncé à l’antenne. Le magnéto s’adressait à tous les acteurs du film Indigènes ; je leur ai montré en leur disant : « Voilà ce qu’un journaliste pense de vous, qu’est-ce que vous lui répondez ? ». Parce que ce n’est jamais que ça un magnéto : la réintroduction du chroniqueur. C’était sarcastique, il n’était pas question que je prenne à mon compte ce truc qui, en 1mn30, se moquait des mecs en train de chanter après avoir reçu leur prix d’interprétation à Cannes. Depuis, on n’a plus jamais diffusé de magnéto de ce type. Je veux du live, c’est ici, en direct, je joue à fond cette carte-là. Revenons à une simplicité, à une discussion pendant laquelle on écoute les gens, on les entend, on les comprend…

 

Préserver les fondamentaux

Depuis ses débuts, l’émission a connu des évolutions, mais les fondamentaux partagés avec la direction de France 3 sont restés inchangés. Le premier d’entre eux, c’est savoir de quoi on parle et avec qui. Le deuxième, c’est le fait d’inviter, dans cette optique, des gens qu’on n’a pas l’habitude de voir à la télé, mais qui sont les vraies « stars » dans leur secteur et non les doublures qu’on a l’habitude de voir. C’est primordial parce que les gens ne le savent pas, qu’on leur impose des doublures! Les personnalités qui pensent, qui sont légitimes sur leur sujet, ne sont pas à la télévision. On ne les connaît pas. Ensuite il y a la question du tempo: est-ce que tu es dans la frénésie comme ils le sont tous? Est-ce que tu sautes sur les blancs ? Est-ce que tu poses que des questions super attendues que tout le monde a déjà posées ? Moi je n’ai pas eu peur, par exemple, lorsqu’on a fait un retour sur l’année de la culture, de faire remarquer à mes invités que dans la plupart des films français, on voyait toujours un couple homo. Tout le monde était interloqué, on me soupçonnait presque d’homophobie… Comme on peut se demander si je ne suis pas antisémite quand je pose la question de savoir si on peut critiquer l’Etat d’Israël. J’ai la chance de n’avoir jamais eu à subir ce type d’attaque, donc je peux me permettre de poser ces questions sans avoir à rougir du regard des autres.

 

Eviter l’écueil « Café du commerce »

L’avis d’un grand écrivain ou d’un grand cinéaste est toujours intéressant, c’est de l’ordre du quidam éclairé on va dire. Mais encore faut-il qu’il s’agisse vraiment d’un grand artiste, et il n’y en a pas tant que ça… J’essaye dans la mesure du possible d’avoir sur le plateau des gens qui ont un rapport avec le sujet en question. Je me fous pas mal de connaître l’avis sur l’Iran de la petite chanteuse à la mode ! Parce qu’elle va évidemment nous dire tout ce qui est bien-pensant en récitant ce qu’elle a entendu à la télé. On voit aussi comment ce type d’intervenant joue le rôle du gentil, de la personne qui se dresse contre les pédophiles, contre le Sida, contre la guerre. Comme s’il y avait débat sur ces sujets ! Le spécialiste en la matière, c’est Pierre Arditi, grand résistant sur tous les sujets. Arditi, je l’ai vu résister à la droite quand elle était dans l’opposition avec autant de fureur qu’il a résisté à la gauche quand elle est passée dans l’opposition. C’est-à-dire qu’au fond, ici, le côté résistant est toujours du côté du pouvoir. Je suis toujours du côté des faibles, jamais avec les puissants, ou les bons. Je me pose toujours des questions… Quand il y a meute, de fait je suis sceptique.

 

Le choix des invités et des sujets

J’écoute beaucoup les gens avec lesquels je travaille. Je ne suis absolument pas obsédé, et j’ai peut-être tort, par mes goûts. J’ai d’ailleurs invité autant, sinon moins, de personnalités que j’aime que de personnages que je n’aime pas -réellement pas. Ca me pose problème, mais mon souci d’équité et de tolérance est tel que j’en suis là. J’aimerais bien que ça change, je ne vous le cache pas. Maintenant tu ne peux pas tout connaître, et ça aussi c’est un problème. Il va falloir à un moment que je m’intéresse plus que je ne l’ai fait jusqu’à présent à tout ce qui se fait. Parce que j’ai, de fait, absolument aucune confiance en des conseillers, quels qu’ils soient. Et c’est un peu gênant parfois de savoir qu’il y a des erreurs de casting : je me souviens d’une question que j’avais posé à Pascal Bruckner à laquelle il n’a pas répondu. Je peux me contenter du fait d’avoir poser la question, mon honneur est sauf en quelque sorte, mais quoi qu’il en soit il n’a pas répondu et je ne l’ai pas relancé. L’ennui, c’est qu’il n’y avait personne à la hauteur sur le plateau pour s’opposer à lui, capable de le tacler sévèrement. D’ailleurs, je remarque que Pascal Bruckner, avec un livre sur lequel il y a beaucoup de chose à dire (La Tyrannie de la pénitence), a réussi à faire sa promo absolument partout sans que personne ne vienne discuter le contenu du livre. Chez les autres, ça ne me gêne pas, mais chez moi, ça me déçoit forcément, donc je n’étais pas très fier ce jour-là.

 

Les invités récurrents en lieu et place des chroniqueurs

Puisque les invités ne viennent pas faire leur promo, il n’y a aucun problème à ce qu’ils reviennent pour parler de choses tout à fait différentes. Quand tu as Romain Bouteille, Fernando Arrabal, Jacques Testart, Jean-Jacques Beineix, Gisèle Halimi, Miguel Benasayag ou Eric Rochant qui parlent de l’actualité, tu peux ne pas être d’accord, mais ce sont toujours des points de vue originaux et intéressants. Tous ces gens ne sont quand même pas n’importe qui. Sur un sujet comme l’élection présidentielle, par exemple, qui concerne tout le monde, je ne leur demande pas qui va gagner, mais ce qui a changé par rapport à leur génération et à celle de gens plus jeunes. Ce ne sont pas des avis de journalistes, de types qui sont dans les couloirs et qui savent des choses que les autres ne savent pas. Je leur demande des avis de gens comme nous, leur particularité étant qu’ils ont l’habitude de faire marcher leur cerveau. A propos des grandes révolutions, ça m’intéresse de connaître l’avis de Daniel Kaplan, de la Fondation Internet Nouvelle Génération, par exemple. Je ne veux pas faire parler des experts purs et durs, mais il est hors de question, sur ces thèmes-là, de donner la parole à n’importe qui. Parmi les invités récurrents, il y en a que je n’aime pas particulièrement, d’autres que je n’aime pas du tout même. Mais mes goûts et opinions en la matière n’ont pas d’importance : je les trouve intéressants parce qu’ils incarnent une sensibilité, notamment au travers de leurs œuvres. A partir du moment où je sens chez eux un vrai plaisir de transmettre, ils m’intéressent. Il faut être généreux pour venir dans cette émission, ce qu’a été incapable de faire Jacques Attali, lors d’un débat sur les années 80 : il disait qu’il s’ennuyait, mais c’est surtout parce qu’on parlait d’un livre, celui de François Cusset (La Décennie, le grand cauchemar des années 1980, cf. Chronic’art #31), qui était contre lui. Il faut donc être généreux, y compris lorsqu’il s’agit de dire du mal d’un livre, pour exprimer un désaccord.


Zéro promo

Pour moi, la promo à la télévision aujourd’hui consiste à échanger la présence d’invités et la possibilité de leur poser des questions sur leur vie privée, sur leur image ou sur leur carrière, contre l’obligation de dire quelques mots gentils du film ou du livre. Généralement, tu leur poses trois questions qui sont déjà dans le dossier de presse, auxquelles ils ont déjà répondu 250 fois en se mettant en pilote automatique… voilà pourquoi je ne peux pas regarder ces émissions. Personnellement, ce qui m’intéresse, c’est d’évoquer avec mes invités le contenu des œuvres si cela est susceptible d’accrocher les gens qui me regardent et qui ne ni des spécialistes, ni même des acheteurs de livre ou des gros consommateurs de films. Je fais exactement la même chose dans D’art d’art sur France 2. Je raconte l’histoire d’un tableau, et si tu ne vas jamais voir ces œuvres dans les musées, tu auras quand même appris quelque chose. De la même manière, avec Ce soir ou jamais, je ne veux pas seulement que les gens apprennent qu’untel a écrit un livre, mais je veux qu’ils comprennent que dans ce livre, il y a un point de vue ou une histoire utile à la compréhension du monde dans lequel ils vivent. Une vérité qui révèle quelque chose de leur comportement à eux.

 

Peut-on lutter contre la bien-pensance à la télé ?

La bien-pensance, la télé l’alimente, l’entretient, la gonfle… Mon objectif est de traduire la complexité de notre société, du moins autant que la télévision peut le faire. Je veux inviter des gens qui ne sont pas d’accord, mais vraiment, et pour de bonnes raisons. Pas ceux qui s’engueulent et se tapent sur l’épaule après le générique. Je désire aussi entendre des personnalités qu’on n’a pas l’habitude de voir à la télévision, ou persona non grata dans les médias, comme Marc-Edouard Nabe ou Dieudonné, deux personnages que je connais depuis longtemps. Lorsque j’ai invité Dieudonné, il y a eu un véritable conseil de guerre à France 3 avant l’émission. On se demandait quoi faire si Dieudonné pétait les plombs J’ai mon opinion sur Dieudonné qui ne regarde que moi, mais parce que je le connais très bien, j’étais certain qu’il ne se mettrait jamais à proférer des injures antisémites sur France 3, en face de moi. Il sait que je ne vais pas jouer le procureur, même si je vais lui dire tout ce que j’ai envie de lui dire, exactement de la même manière et sur le même ton que je vais le dire à d’autres. Au final, Jean Giraud (Moebius), qui était là ce soir-là, m’a confié qu’il avait été agréablement surpris par le personnage et ses propos. Il y a également des questions qui sont rebattues et qu’on peut traiter différemment, comme par exemple celle du conflit israélo-palestinien. Dans les débats, on oppose systématiquement des Juifs à des Arabes. Quand je pose la question : « Peut-on critiquer la politique d’Israël sans être antisémite ? », je ne mets pas face à face un juif et un arabe, mais deux juifs : Alain Finkielkraut et Edgar Morin. Ce dernier était accusé d’antisémitisme parce qu’il a critiqué la politique de l’Etat d’Israël -comme le font en vérité la moitié des Israéliens : il suffit de se rendre sur place, comme je l’ai fait pour Paris dernière, pour le constater ! Autre exemple : pour parler de la tournée au Proche-Orient de Ségolène Royal, il y avait sur le plateau d’un côté Alain Finkielkraut, grand défenseur d’Israël, et Abdennour Bidar, l’auteur de Self Islam, donc un juif et un arabe, et opposés à eux, une juive, Gisèle Halimi, plutôt d’accord avec une femme arabe, Houria Bouteldja du « Mouvement des Indigènes de la République ».

 

Comment aller contre le conformisme de l’époque ?

Dans le débat, je n’aurais bien sûr pas pu « livrer » Dieudonné en pâture à des gens non avertis, sauf à susciter sur la base de sa réputation des réactions épidermiques et terriblement conformistes. Comme je ne pouvais pas non plus introduire sur le plateau le photographe Xavier Coton, qui a publié son Journal de Pattaya, dans lequel il raconte ses relations avec des putes thaïlandaises, sans en discuter avant en tête à tête avec lui, puis ensuite avec les autres invités. Il y avait Marcela Iacub, pour qui cela ne pose évidemment pas de problème, et Florence Montreynaud, qui voudrait plutôt criminaliser le client. Mais une fois que Coton s’est expliqué, tu comprenais que son propos n’avait aucun rapport avec la pédophilie, qu’il n’était pas un type qui encule des petites filles de 12 ans sous des portes cochères en leur donnant des bonbons. Il na donc pas été condamné a priori comme d’ailleurs Houellebecq l’avait été sur certains plateaux après la parution de Plateforme. Le conformisme est dans l’emploi des mots, dans les camps qu’on dresse entre les bons et les méchants. Par exemple, Romain Goupil -ça ne m’étonne pas- a employé l’expression « musulman modéré » sur le plateau. Je l’ai arrêté pour lui demander de m’expliquer ce qu’était un musulman modéré. Pourquoi ne parle-t-on jamais de juif modéré ou de chrétien modéré ? Il m’a répondu qu’il s’agissait des musulmans non fanatiques. Je lui ai donc demandé de les appeler des « musulmans », tout simplement. Il faut arrêter de dire systématiquement « les musulmans modérés », comme on disait autrefois, pendant la Guerre du Golfe, « les troupes de Saddam » pour parler de l’armée irakienne… C’est de la propagande ! Un soir, j’ai proposé de débattre sur la question « Faut-il avoir peur de l’Iran ? ». Tous mes invités (des écrivains iraniens, un photographe, un historien…) qui incarnaient véritablement le sujet, ont fait un portrait de l’Iran absolument à l’écart de l’image qu’on en avait. A un moment, d’ailleurs, j’ai retourné la question : est-ce que l’Iran n’a pas des raisons d’avoir peur de nous ? L’historien était ravi ! J’ai montré une carte où l’on voyait que l’Iran était entouré de pays pro-américains avec des missiles nucléaires partout pointés sur le pays. Dans ces conditions, pourquoi est-ce nous qui devrions avoir peur de l’Iran ? Il suffit que l’Iran bouge une oreille pour qu’on le réduise en cendres ! Il n’y a que le Turkménistan qui se fout de l’Iran dans la région, c’est vous dire…

 

Quid des médias d’opinions et des journaux partisans en 2007 ?

Avant d’arriver chez Actuel, dans les années 90, j’ai créé Maintenant, un journal qui n’était que de l’humeur, revendiqué comme tel par des gens qui n’avaient d’opinion sur le monde que via la télévision et les livres. En 1990, ça se justifiait. Aujourd’hui, ça me serait insupportable. De la même manière, en 1990, j’aimais beaucoup L’Idiot international, journal dans lequel j’ai écrit quelques articles. Parce qu’il donnait à des écrivains la possibilité de faire de l’opinion pure, de la polémique. Tu prenais des cibles : l’Abbé Pierre, Gainsbourg, Tapie, et tu leur réglais leur compte avec plus ou moins de talent. J’ai adoré ça, ça me paraissait justifié dans cette époque très consensuelle, mais ça n’a plus de sens aujourd’hui. A mon avis, Il y a eu une rupture au moment du référendum de Maastricht, où la France s’est coupée en deux camps, même si ça s’est compliqué ensuite. A ce moment-là, le consensus est mort puisqu’on est revenu dans une période d’affrontement politique, qui est aussi une opposition quant à l’explication du monde, comme à l’époque de l’Union soviétique entre une vision communiste ou capitaliste du monde, entre la dictature et la démocratie. Quand il y a des camps bien définis, certains choisissent le leur et oublient de penser, tandis que d’autres traquent la véritable information pour mieux comprendre ce qui se passe. C’est ma posture, et c’est pourquoi je vénère l’hebdo britannique The Economist, dans lequel par ailleurs les articles ne sont pas signés. Terminé le vedettariat ! C’est le contraire du chroniqueur, qui pour exister est obligé de martyriser les gens qui passent devant lui car sinon il n’existe pas. Par ailleurs, ce que j’apprécie dans The Economist, c’est l’absence de bien-pensance et de point de vue de reporters. The Economist traque les faits, explique et analyse le monde. Le reportage du Rouletabille qui va en Iran pendant quinze jours et nous raconte les moudjahidins, je n’en ai rien à faire ! Ce que je veux savoir, c’est ce que représente l’Iran aujourd’hui en réalité, mais à travers une vision macro du monde, et pas du tout le côté « J’ai été danser dans les boîtes de nuit de Téhéran »… Aujourd’hui, la presse partisane n’a qu’une fonction : faire de la propagande. Cette presse ne m’intéresse pas.
Pour te dire, même un journal comme Actuel, s’il existait encore aujourd’hui, me tomberait des mains. D’une certaine façon, The Economist fait de la propagande pour un monde libéral, ou plutôt libéral ET libertaire. Je suis libéral, je suis libertaire, et pas seulement… Je suis aussi partisan de l’autorité pour certaines choses, de la présence de l’Etat pour d’autres. Je peux être à la fois gauchiste et réactionnaire. Comme beaucoup de monde, je ne supporte pas d’être mis en cases, je ne veux pas être dans la cible. C’était un point du livre de Douglas Coupland, Generation X. En ce sens, je suis un stéréotype de la génération X, même si je me défends d’être un stéréotype en quoi que ce soit… Il se trouve, par ailleurs, que dans mon métier, je n’ai pas intérêt à être catalogué. Personne ne peut arriver face à moi, que ce soit à Europe 1, dans Paris dernière ou Ce soir ou jamais, en se disant que je suis en accord ou en désaccord avec lui. Dans mon métier, je veux qu’on pense que je ne suis l’ami ou l’ennemi de personne, et je tiens beaucoup à ça. Sur Europe 1, je peux faire une heure avec Joseph Sitruk, le grand rabbin de France, et une heure avec Dieudonné : il n’est pas question que qui que ce soit pense que je suis pro-Dieudonné ou pro-Sitruk, ni anti-Dieudonné ou anti-Sitruk. Ce n’est pas mon rôle. En vérité, de toute façon, je ne suis ni pour ni contre l’un ou l’autre. C’est beaucoup plus compliqué que ça chez moi… J’ai à la fois cette qualité en tant qu’intervieweur et ce défaut en tant qu’homme et citoyen : je peux comprendre mon pire ennemi. Je comprends très bien les racistes par exemple, et pourtant Dieu sait que je ne le suis pas, parce que l’éducation que j’ai reçue et l’histoire de ma famille font que je ne peux pas l’être, même si comme tout le monde j’ai des rapports humains complexes avec la différence. Et j’ai en plus assez voyagé pour éprouver ces sentiments. En France, le politiquement correct -s’il y a un politiquement correct, car il est mis à toutes les sauces-, cela consiste à ne jamais admettre que l’on puisse expliquer la position de l’adversaire sans adhérer à ses thèses.

 

La critique culturelle a-t-elle encore un sens ?

Personnellement, je n’en ai rien à foutre d’être influent ou prescripteur. On a longtemps dit que certaines émissions faisaient vendre des livres… Ruquier par exemple. D’accord, mais quels livres ? Admettons que Ruquier fasse vendre des livres puisqu’il a une grande visibilité le samedi soir (On n’est pas couché -France 2), mais qu’est-ce qu’il nous vend ? On a dit la même chose d’Ardisson avec Tout le monde en parle et il a énormément fait vendre le livre de Thierry Meyssan ! Je serais ravi de faire vendre des livres, mais ce n’est pas mon souci premier. Je ne suis pas un épicier, un libraire, un marchand de disque… Pour l’instant, en ce qui concerne la prescription, parce que je n’y suis pas fondamentalement opposé, disons que je n’ai pas trouvé le moyen de le faire, mais Ce soir ou jamais est en constante évolution… Reste que dans les médias la critique culturelle est toujours nécessaire aujourd’hui. Seulement ça représente trois ou quatre personnes qui ont un vrai talent, une vraie légitimité. Très peu de critiques, à mes yeux, sont suffisamment dignes d’intérêt pour que j’aille acheter un disque ou un livre les yeux fermés parce qu’ils me les recommandent. Ces gens-là existent sans doute, mais je ne les connais pas. Mais cette démarche a toujours de la valeur : je suis persuadé, par exemple, qu’il y a trois grands écrivains qui ont été publiés ces cinq ou dix dernières années, et que je ne les connais pas. Mais je sais qu’ils sont là. De la même façon, je suis sûr qu’il y a bien trois ou quatre groupes qui font aujourd’hui des choses formidables. J’ai peut-être une idée pour l’un d’entre eux, mais je ne me risquerai pas à le citer… Animant cette émission, je ne veux absolument pas que l’on connaisse mes goûts. Car si je révèle ce qui m’intéresse, certains vont en conclure que le reste ne m’intéresse pas. Aujourd’hui, donc, je ne dirai pas quelles sont les livres, les disques, les films qui me plaisent vraiment, de la même façon que lorsque je faisais Paris dernière je ne disais pas quels étaient les lieux  » in  » et  » out  » selon moi. Je considère que le fait de ne plus laisser planer le mystère à ce propos serait pour moi un handicap dans mon travail. J’ai évidemment beaucoup d’avis, sur tout. Mais je sais aussi que beaucoup de gens se sont décrédibilisés à mes yeux à partir du moment où j’ai su soit pour qui ils votaient, soit ce qu’ils aimaient en littérature, en cinéma, et je ne veux pas commettre la même erreur… Je ne veux pas non plus choisir à la place de mon public. En outre, en faisant de la télévision, la première chose que tu perds, de façon générale, c’est le mystère. Souvent, d’ailleurs, les animateurs de télévision apprécient cette perte, parce qu’ils veulent devenir familiers, faire partie de la famille du public. Personnellement, je ne veux pas faire partie de la famille de mon public. Quand je faisais Paris Dernière, on ne me voyait pas, c’était idéal. Maintenant qu’on me voit, je veux que le public en sache le moins possible sur moi, mes goûts et mes opinions. J’ai toujours voulu préserver un certain mystère autour de moi, tout en étant à la télévision, et c’est plus vrai que jamais… Personne ne pourra faire de livre à charge contre moi comme ceux parus sur Thierry Ardisson (La Face visible de l’homme en noir, de Jean Birnbaum et Raphaël Chevènement et Ils ont tué la télévision publique, de Jean Robin). Cela m’amuse beaucoup que les gens puissent penser à la fois que je suis gauchiste et que je suis réactionnaire. En vérité, je ne veux pas qu’on puisse prévoir ce que je vais dire, où je vais me situer. Je me souviens qu’avec mon premier journal, Maintenant, j’avais eu deux bonnes critiques : une dans Globe et l’autre dans National Hebdo. J’étais ravi.

 

Pourquoi ce sentiment de désert culturel à la télé ?

Si Ce soir ou jamais a si bien été accueillie, c’est parce que tout le monde a ce sentiment-là. Sauf que, à mon avis, cette impression est fausse et contribue au conformisme ambiant. En vérité, les émissions culturelles ont muté, de la même manière que la vie nocturne a muté comme je l’ai montré avec Paris dernière. Les gens qui soutiennent qu’on s’amusait plus dans les années 80 ou dans les années 70, c’est à la fois parce qu’ils avaient 20 ans à l’époque, mais aussi parce qu’à partir du moment où les choses mutent, on ne les reconnaît pas. Je crois, au contraire, qu’il n’y a jamais eu autant d’émissions culturelles ; avec le câble, le satellite, ça pullule même ! Ensuite, la question de la qualité de ces émissions, c’est l’avis de chacun… Je crois en tout cas avoir créé une émission différente.