Premier film de l’artiste britannique Steve McQueen, Hunger retrace, sec comme un coup de trique, l’agonie de Bobby Sands, activiste de l’IRA mort d’une grève de la faim dans les geôles nord-irlandaises. Imparfait, le film reste d’une puissance indéniable et surtout, le regard qui y est à l’œuvre formule une vraie promesse.>

Il porte le même nom qu’un album de Prefab Sprout, et fut la sensation du dernier Festival de Cannes, où il reçut la Caméra d’Or : jusqu’ici, Steve Mc Queen était plus connu des galeries d’art, dont il fut une espèce d’enfant prodige dans les 90’s, sur le versant de l’art vidéo – à 30 ans, il reçoit le prestigieux Turner Prize pour Deadpan, un film court où tourne en boucle un moment fameux de Steamboat Bill Jr. Son premier film de cinéma, Hunger, revient sur le sort des prisonniers politiques de l’IRA enfermés au début des années 80 dans la prison de Maze. Clivé autour d’un dialogue de vingt minutes presque intégralement embrassé en un plan, il fait se répondre deux blocs, identiquement arides, violents, et quasi-muets. D’abord, la grève de l’hygiène, générale, menée par les prisonniers recouvrant de merde les murs de leurs cellules. A l’autre extrémité, l’agonie de Bobby Sands, engagé dans une grève de la faim qui lui sera fatale. De l’un à l’autre, une même ambition de filmer l’Histoire à ras le corps, une Histoire sans paroles archivée dans le sang, la merde, les ecchymoses et les escarres. La maîtrise formelle du film, qui, à la limite, n’est fait que de ça, est saisissante. Irritante aussi, par endroits, tant son assurance s’imprime en chaque plan, chaque coupe, jusqu’à écœurement parfois. Reste une proposition, et une croyance dans les moyens du cinéma, dont la force et la cohérence ne sont pas si communes, et qui valaient bien une rencontre.

Chronic’art : Comment vous êtes-vous intéressé à l’affaire de la prison de Maze et à la grève de la faim menée par Bobby Sands en 1981 ?

Steve McQueen : Tout vient d’une image d’enfance. J’avais 11 ans à l’époque, et trois événements m’ont beaucoup marqué : les émeutes de Brixton, la victoire de Tottenham en Coupe d’Angleterre, et la grève de la faim de Bobby Sands. Tous les soirs, je voyais son visage apparaître à la télévision, recouvert d’un nombre, sans comprendre l’enjeu de ces images. Je n’ai compris que plus tard que ces nombres donnaient le décompte de ses journées de grève de la faim. C’est une image qui s’est gravée très fort dans ma mémoire.

Tous les personnages de votre film, sans exception, se construisent autour de la notion d’endurance…

L’idée, avant tout, était de filmer un processus, quelque chose qui relève du rituel, jusqu’au moment de la rupture.

L’endurance, c’est quelque chose que vous imposez au spectateur, aussi ?

Tout à fait. Je conçois le film comme une sorte de voyage, un voyage difficile, exigeant. Disons que c’est une façon comme une autre, pas inintéressante, de passer une heure et demie dans le noir.

Saviez-vous dès le début que le film serait à ce point centré autour de la question du corps, que le corps allait quasiment suppléer au dialogue ?

Qu’il soit centré sur le corps, c’est vous qui me l’apprenez. Il ne s’agit pas tant de corps que d’actions, et, encore une fois, d’actions ritualisées qu’il s’agissait de disséquer. C’est pourquoi il y a si peu de dialogues. Pendant la dernière partie, qui concerne l’agonie de Bobby Sands, je filme un corps alité, immobile, pendant vingt minutes, et vingt minutes, c’est très long au cinéma. Mais il me semblait nécessaire d’accompagner tout ce processus, au plus près. Le film, dans son ensemble, épouse le mouvement d’une rivière. D’abord un simple courant, qui vous emporte en vous laissant disponible à ce qui se passe autour, à l’environnement ; puis des rapides, qui, là, brisent votre rapport à l’environnement ; enfin, une cascade, qui vous fait perdre tout contrôle, vous prive de gravité.

Cette manière de concevoir le film comme une seule ligne, un seul mouvement, est-elle liée à votre expérience de plasticien ?

Non, c’est vraiment lié à la narration, au récit. Et si le film s’intéresse autant au corps, c’est tout simplement parce que le corps, c’est tout ce qu’il vous reste quand vous êtes enfermé dans une cellule de deux mètres sur deux, c’est le seul outil en votre possession pour vous révolter. Alors vous pouvez, comme les personnages de la première partie du film, utiliser vos excréments comme outil de protestation visuelle ; ou refuser de manger. Le dernier tiers suit la déchéance du corps de quelqu’un qui a décidé de dire « non ». Vous savez, en faisant des recherches pour le film, je suis tombé sur un échange entre Pauline Kael et Godard. C’était deux jours après la mort de Bobby Sands, et Godard disait que des gens comme Bobby Sands sont importants parce qu’ils ont un comportement enfantin, puéril. Je n’ai pas compris tout de suite, et puis l’image m’est apparue, d’un enfant qu’on empêche de quitter la table tant qu’il n’a pas fini son assiette et qui s’obstine à refuser de manger. C’est une vraie forme de rébellion, très puissante, la seule dont dispose un enfant, pour qui tout a été décidé arbitrairement, les vêtements qu’il porte, l’heure d’aller au lit… Dans un monde où les lois sont fixées par les parents, c’est sa seule manière de ne pas se laisser faire.

Cette notion du corps comme dernier bastion de révolte a des résonances très contemporaines. Avec la question des attentats-suicides, par exemple…

Absolument. Il s’agit dans les deux cas d’actes politiques désespérés.

Est-ce que vous concevez Hunger comme un film politique ?

Le film parle de politique, met en jeu un contexte politique, et reconstitue un environnement généré par ce contexte. Mais ma priorité était de m’intéresser aux êtres humains confrontés à cet environnement.

Les déclarations off de Margaret Thatcher sont saisissantes et constituent un vrai contrepoint : c’est une voix privée de corps…

La voix de Thatcher, en soi, produit quelque chose de très puissant, même aujourd’hui ;d’une puissance telle que je n’avais de toute façon pas besoin d’images. Il y a une vraie force dans la dimension très précise, analytique, de son élocution. J’ai pu l’utiliser, disons, comme une vapeur, qui vient nimber le récit. Surtout, je tenais absolument à ce qu’on reste dans la prison, qui était la vraie ligne de front de cette tragédie.

Il y a pourtant une séquence hors de la prison, mais elle a lieu dans un hospice. On quitte une forme d’internement pour une autre…

Oui, on reste dans une institution.

Vous attendez-vous à une réaction particulière de la part des autorités britanniques ?

Le film n’a pas encore été montré en Grande-Bretagne. Je ne sais pas ce que seront les réactions, on verra bien.

Comment s’est passé le travail avec les comédiens ? Comment, par exemple, avez-vous préparé le long plan-séquence dialogué entre Sands et le prêtre ? A quel point cette séquence était-elle écrite ?

Avant ça, je n’avais jamais eu à faire de casting, ni à diriger des comédiens. On m’a présenté Michael Fassbender, qui joue Bobby Sands, et il m’est vite apparu qu’il serait parfait pour le rôle. Concernant la longue scène dialoguée, tout était écrit, chaque mot. C’est une rencontre qui n’a jamais eu lieu, dans la réalité, mais j’avais besoin de cette confrontation, il fallait que soient exposées au public les raisons précises qui peuvent pousser quelqu’un à se laisser mourir pour une cause. Devant cette séquence, je me suis retrouvé dans la position d’un chanteur, qui a un texte et une vague idée de la mélodie, mais n’a pas la musique. Je savais juste comment devait se déployer l’argumentaire de l’un et de l’autre, par exemple le fait que le prêtre instrumentalise le fils de Bobby Sands. A partir de là, les comédiens ont fait un travail remarquable, Nous avons répété longtemps, jusqu’à ce qu’ils parviennent à installer dans la pièce la tension nécessaire à la scène. Ce fut un vrai bonheur à tourner.

Quels sont les metteurs en scène qui ont compté pour vous, de votre carrière de plasticien à ce premier film de cinéma ?

J’ai toujours aimé le cinéma, sans pour autant être un véritable cinéphile : la réalité m’intéresse beaucoup plus. Mais je dirais : Jean Vigo. Je l’ai découvert assez tôt, ses films m’ont accompagné longtemps. Zéro de conduite est mon film préféré au monde. Tout est dit dans ce film, c’est l’un des plus beaux sur le combat, la résistance.

Propos recueillis par Jérôme Momcilovic

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