Suite de notre entretien avec François Meyronnis et Yannick Haenel, directeurs de la revue « Ligne de risque » (lire la première et la troisième parties), à l’occasion de la parution des recueils « Ligne de risque (1997-2005) » et « Poker ». Après avoir évoqué avec eux leur rejet du milieu littéraire, le solde de l’héritage culturel à l’aune d’une époque apocalyptique et leur réception évangélique de la parole, nous entrons dans le vif du sujet avec les interférences qui sont les leurs : la quatrième guerre mondiale et leur appréhension du néant.

Chronic’art : Vous vous intéressez autant au Tao et aux Védas qu’à Heidegger en tentant, semble-t-il, de prendre appui sur d’autres traditions philosophiques et spirituelles pour dépasser le nihilisme de la civilisation occidentale. En même temps, vous refusez l’écueil d’un quelconque syncrétisme. Comment définiriez-vous votre rapport à ces pensées extra-occidentales ? Le fait que le continent asiatique se voie submergé à son tour par le nihilisme occidental ne prouve-t-il pas que leurs propres traditions philosophiques ne sont pas plus résistantes que les nôtres au nihilisme ?

François Meyronnis: A partir du XIXe siècle, la métaphysique européenne, à travers la science, a conquis le monde et a muté en nihilisme. A ce stade, les Chinois deviennent occidentaux. L’occident est planétaire. Le contrecoup, c’est la mise à disposition de toutes les traditions par le biais de la technique. Cela suppose des intermédiaires : il y a une grande école sinologique en France, une grande école indologique, et on bénéficie de ces intermédiaires. Curieusement, à ce stade d’évolution de la planète, il n’y a aucune extériorité à l’occident. Le continent chinois a été arraisonné par une idéologie occidentale, le socialisme marxiste ; ce régime a évolué vers le capitalisme, donc vers l’emprise organisée du marché. Il se trouve que par ailleurs, la tyrannie communiste avait aussi localement une provenance chinoise, dans la mesure où Mao Tsé-Toung ressemble beaucoup, par certains côtés, au fondateur de l’Empire. Il y avait autour de cet empereur une idéologie qui est toujours à l’œuvre dans le régime actuel. Cette idéologie n’est bien sûr pas très intéressante spirituellement ; c’est une logique très raffinée de l’asservissement. Il y a eu un mariage inavouable entre la pensée occidentale d’émancipation apparente et cette logique de la servitude. Il en résulte le régime que l’on connaît. Mais nous, nous opérons à un autre niveau. Avec des textes de la pensée taoïste du IIIe siècle, par exemple : si l’on est capable de faire le vide en soi, ces choses-là peuvent nous nourrir, en concurrence avec d’autres choses. Il y a une phrase de Heidegger que je trouve très belle : « Où a été parlé, parlé ne cesse pas ». Nous sommes contemporains de toute parole.

En la décontextualisant ?

F.M. : Non, bien sûr : il faut connaître le contexte, il ne s’agit pas de l’ignorer. Mais aujourd’hui, ce déracinement, cette expropriation, elles sont à l’oeuvre partout dans le monde. Depuis plus d’un siècle. Il ne s’ensuit pas que tout a disparu, mais tout nous revient sur un mode radicalement différent. Et c’est aussi une expérience spirituelle à laquelle il faut se colleter. On n’est plus les dépositaires de ces sagesses et traditions comme on l’était à l’époque où elles étaient constituées et où l’on passait par une initiation.

Ce que vous visez tient-il finalement encore à la pensée occidentale ou est-il radicalement « autre chose » ?

F.M. : Heidegger mettait en rapport la rencontre de la pensée occidentale et de la pensée extrême-orientale avec la possibilité d’un second commencement de la pensée (le premier ayant été celui de la métaphysique qui s’achève dans le nihilisme et l’emprise mondiale de la science). Malgré tout, inaperçu, il y aurait la possibilité d’un autre commencement, et c’est cela qui nous requiert.

Vous vous êtes aussi intéressés aux découvertes scientifiques les plus récentes, comme en témoigne votre entretien avec Michel Cassé sur l’énergie noire. Quelle est selon vous la conséquence de la rupture du dialogue entre la science moderne et les arts ? Et comment certaines de ces découvertes pourraient-elles être intégrées dans le geste artistique ?

F.M. : ça implique une attention, et que les écrivains s’intéressent au champ de la pensée dans son ensemble. Aujourd’hui, il y a des secteurs de la pensée scientifique qui, métaphysiquement, sont passionnants. Quand Cassé se pose la question de l’énergie noire, c’est-à-dire de l’énergie même du vide, c’est forcément quelque chose qui nous touche. Ça rejoint nos préoccupations. Les écrivains pourraient s’ouvrir à ces nouveaux paramètres, d’autant que le monde dans lequel ils vivent va être très vite modifié par la science, par la technique.
Yannick Haenel : Moi, je pense que tout champ, qu’il soit artistique, littéraire ou scientifique, produit sa propre clôture, ce que Beckett appelle une  » tête morte « . Un écrivain (si ce mot a encore un sens) aujourd’hui, c’est quelqu’un qui met son corps et sa tête en disponibilité pour s’ouvrir à toutes les déflagrations de pensée, artistiques ou scientifiques. L’idée étant d’interrompre, si c’est possible, le conditionnement sur lequel se fonde l’idée même de société. Effectivement, arriver à créer quelque chose qui soit une réplique au conditionnement, cela nécessite déjà de sortir de sa propre sphère sociologique. Certes, le travail de Ligne de risque navigue surtout entre littérature et philosophie ; mais on va jusqu’à s’intéresser à l’astrophysique. Moi, je m’intéresse aussi beaucoup à ce qui passe sur la scène musicale expérimentale, notamment des expériences musicales qui ont lieu au Canada autour du label Constellation : Godspeed You Black Emperor, A Silver Mt. Zion ou un groupe français comme Programme, qui travaille sur le nihilisme et le problème de faire éclore une musique sur fond de saccage. Les volumes de Ligne de risque s’ouvrent à toutes sortes de traditions dans la mesure où ces traditions sont à chaque fois un geste insurrectionnel, une réponse à cette question : « Comment entrer dans le déconditionnement ? ».

F.M. : C’est vrai que la littérature a toujours un rapport avec cette frontière qui sépare le manifesté du non-manifesté. Et tout ce qui peut nous rendre sensibles au non-manifesté nous intéresse. L’affleurement du non-manifesté régénère notre rapport avec le langage.

Notre époque est dominée d’un côté par un discours humaniste quasi-hystérique, de l’autre par « l’arraisonnement du monde à la technique », comme dirait Heidegger, arraisonnement qui conduit à considérer l’être humain comme de la matière première. Ce paradoxe est-il la preuve de la vanité du discours humaniste? Quelles sont les conséquences de ce discours ?

F.M. : Aujourd’hui, de plus en plus, la logomachie humaniste, qu’on entend partout, opère un discours de recouvrement, c’est-à-dire que ce qui a lieu n’a aucun rapport avec ce qui est allégué mais que sous le manteau de l’humanisme se prolonge une absence de pensée. L’humanisme sert à ne pas penser à ce qui a lieu. Toute l’histoire du XXe siècle, sous ce rapport, est un mensonge. La première guerre mondiale est l’entrée dans une dimension tout à fait spécifique de l’histoire du monde, à savoir le monde comme guerre. Et la seconde guerre mondiale, avec ses 60 millions de morts, aggrave cette dimension. La guerre froide, qui commence sur le couchant de la seconde guerre mondiale, avec les deux bombardements atomiques, prolonge cela. Et maintenant, depuis l’effondrement du mur de Berlin, l’entrée dans la quatrième guerre mondiale rend les choses manifestes pour qui sait voir.

Pouvez-vous préciser cette idée de « quatrième guerre mondiale » ?

F.M. : Le propre de cette quatrième guerre mondiale, c’est qu’il n’y a pas de ligne de front. La guerre est généralisée et cryptée, le programme se déploie sur fond de dévastation et les éventuels belligérants sont autant de leurres. La manière dont le médiatique en rend compte est entièrement falsifiée ; à la limite, elle participe de cette guerre. Il est donc extrêmement compliqué d’avoir une expérience politique dans un tel monde. L’idée de l’humanisme, c’est l’âge des temps modernes qui succède au monde religieux, que le moyen-âge a symbolisé. Cet âge culmine avec l’Encyclopédie, la Révolution française, les mouvements d’émancipation du XIXe, l’idée étant que l’homme prend la place de Dieu et devient la cause de sa propre histoire, comme auteur de son propre être. Il se met au monde et se donne à lui-même sa propre loi. Or il y a un moment très peu discernable, mais aujourd’hui évident, où se produit un renversement : très vite, la technique n’est plus un simple moyen aux mains de l’homme pour qu’il conquière la maîtrise de son propre destin, mais les êtres humains eux-mêmes deviennent les matériaux de la technique. Dans la situation actuelle, on peut envisager de plus en plus froidement un re-calibrage génétique de l’espèce humaine et la production d’éléments humains comme des exemplaires en série. On va fabriquer de l’humain. On n’est plus du tout dans l’humanisme, on passe dans autre chose.

Mais n’est-ce pas justement la conséquence d’une erreur philosophique de l’humanisme ?

F.M. : Oui : c’est comme si, l’homme n’ayant pas été capable de prendre la place de Dieu, quelque chose d’autre advenait.

Y.H. : Je crois que ce qui, fondamentalement, échappe à l’humanisme, c’est le Diable. Nous sommes en pleine révolution, et cette révolution est bio-politique. C’est ce qui se passe depuis 1945, les Nazis étaient les précurseurs de cela. (Lacan disait : « Hitler, au fond, était un précurseur »). Le pire a déjà eu lieu, est en train d’avoir lieu, et l’idée d’attendre que le pire arrive est une absurdité « humaniste ». On est arrivé à l’époque du crime intégral et du crime en direct.
Je feuilletais ces jours-ci le journal de Kurt Cobain, cette icône rock, et il dit une phrase qui est un décalque de Burroughs : « La révolution sera télévisée ». La Révolution est depuis longtemps télévisuelle, c’est le bio-politique intégré, avec pour horizon le re-calibrage génétique de l’espèce. Le moment où la génétique arrive à ses fins, c’est aussi le moment où, à la télévision, on votera pour la mort de quelqu’un. On nous demandera d’envoyer un SMS pour savoir qui on liquide en direct. Ce sont deux événements qui coïncident.

Vous dites que le nihilisme provient d’un mauvais rapport avec la question du nihil, conséquence d’une métaphysique qui a toujours refoulé cette question. En pensant le nihil, on peut, dites-vous, s’ouvrir à sa « richesse abyssale ». Bref, le néant dont vous parlez n’est pas du  » rien  » et peut posséder un aspect hautement positif. Comment le définiriez-vous ?

F.M. : La métaphysique et la logique ont du mal à penser le néant depuis le début. On est dans l’embarras en Occident car si on dit qu’il est quelque chose, alors c’est qu’il n’est pas rien. La pente de la métaphysique a toujours consisté à penser le rien comme une vide nullité. Soit c’est un contre-sens logique, qui tombe sous le coup du principe de non-contradiction, soit c’est « rien », l’inessentiel par excellence. Pour la métaphysique, le mal, c’est « rien ». Classiquement, la métaphysique, c’est ce qui a lieu avec Platon et Aristote et ce qui les suit. Ceci dit, on peut lire tous les grands auteurs dans et hors de la métaphysique. Il y a la constitution de quelque chose qui va encore s’aggraver lorsqu’on va passer du grec au latin, et qui continue de nous régir. A l’exception des mystiques : à l’intérieur de l’Occident, les mystiques pensent le rien ; c’est le cas, par exemple, de Maître Eckart. Au moment où la métaphysique s’achève, le rien fait retour. D’abord chez Hegel, qui commence par la coïncidence de l’être et du néant dans sa Science de la logique. Et puis ça fait retour avec Nietzsche, qui essaie, à sa manière, de penser le nihilisme et le destin de la métaphysique à partir du nihilisme. Puis Heidegger se pose de manière encore plus radicale la question du rien, du nihil, en reprenant toutes ces affaires-là à nouveaux frais. Par ailleurs, si la pensée occidentale a toujours associé le rien à la vide nullité, il n’en va pas du tout ainsi de la pensée orientale. Le taoïsme, le bouddhisme ont une appréhension positive du vide. Avoir l’expérience du vide est quelque chose qui libère. Tout le monde l’a, mais il faut l’avoir d’une manière active, être capable de l’endurer. C’est faire l’expérience d’une autre dimension de l’existence, concomitante à celle que l’on vit dans la vie courante.

Y.H. : Faire une expérience du néant peut arriver de manière extatique. Interrompre le on-dit, le bavardage, le « blabla » stérile qui nous entoure, c’est entrer dans un domaine d’angoisse absolue qui peut se retourner en autre chose. La plupart des expériences d’extase commencent par une violence qui peut être de l’ordre de la peur. Un arbre qu’on croise devient une monstruosité minérale : c’est la fameuse expérience de Jean-Paul Sartre dans La Nausée. C’est une expérience de déformatage de ce qu’on appelle la « réalité ».

F.M. : Ce qu’on croyait être un objet devient une chose : aucun discours n’est à la mesure de ça.

Y.H. : Dans ce surgissement, il y a une force énorme qu’on peut recroiser avec une expérience poétique. Ça ne peut pas se dire, mais il s’en dégage une puissance dangereuse, et on peut faire se croiser, dans l’orbe de cette puissance, quelque chose d’illuminant, une sorte d’éclair.

F.M. : En somme, le néant, c’est quelque chose dont on fait l’expérience. Cette rencontre peut amener soit l’angoisse très forte, soit un ravissement, quelque chose de très violent ou de très doux, cela dépend beaucoup des idiosyncrasies. A cet égard, les jugements de valeur sont mis en échec, quels qu’ils soient. L’intervention du néant empêche les évaluations. Les évaluations se font à partir de zéro, c’est le principe de la marchandise, et là, tout à coup, il n’y a plus d’instance d’évaluation, on est dans l’incommensurable.

Y.H. : Le néant est plus fort que la négation elle-même.

F.M. : Il est en amont de la négation. Et pas le contraire. C’est parce qu’il y a une expérience possible du néant à chaque instant qu’on peut dire « non ». La cohérence du monde est à chaque instant réversible.

Y.H. : Rien n’est plus libre que le néant, il n’est affecté de rien.

F.M. : Sans le néant, il n’y aurait ni être personnel, ni liberté. Quelqu’un qui s’intéresse à sa singularité est forcément amené, s’il est conséquent, à se poser la question du vide.

Y.H. : Pour nous, un geste artistique conséquent, c’est un geste qui a à voir avec une expérience du néant.

Propos recueillis par

(…suite et fin jeudi prochain, le 14 juillet 2005)

(Re)lire la première et la troisième parties de l’entretien
Voir aussi en archives notre entretien avec Frédéric Badré et François Meyronnis

Ligne de risque, 1997-2005 (sous la direction de Yannick Haenel et François Meyronnis) & Poker (entretiens Philippe Sollers / Ligne de risque) (Gallimard)
A mon seul désir, de Yannick Haenel (Argol)